Yves COLLEY - Signature infinie par Marc Wetzel
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Quand on a plusieurs origines (belge, polonaise, rwandaise), on prend logiquement (comme l'auteur) "Peuples" au pluriel pour titre. Avec regret peut-être : la diversité terrestre des consciences collectives (des peuples) a beau être une belle chose, se savoir soi-même carrément à cheval, malaisément, sur cette socio-diversité peut être douloureux. C'est qu'un peuple "affiche complet" pour qui lui appartient : ça étouffe un peu, mais on sait, au moins, ce qui vous fixe et qu'on partage : un territoire, une langue, une expérience historique. L'accès est unique, l'accueil est garanti : je peux dire "notre peuple", pour le meilleur et pour le pire, y évoquant ce qui me cadre, guide, assure et répond.
Mais qu'un individu doive dire (et d'abord se dire) "mes peuples" - puisqu'il y a, de fait, quelque chose de sa provenance en plusieurs -, aussitôt l'énigme de toute appartenance socio-politique (comme on dit dans les manuels) revient, et éclate au visage. Les diverses consciences collectives de notre affiliation jurent toujours un peu entre elles, se toisent en nous les unes les autres, s'entre-défient parfois, au mieux se tolèrent. C'est que la synthèse vécue est un peu funambulesque : on est comme quelqu'un qui a plusieurs "rois" (ou son surmoi plusieurs "couronnes" à la fois, en un peu seyant ou confortable couvre-chef !), notre narcissisme même est ultra-métissé et doit comme cohabiter avec lui-même et partager son reflet entre plusieurs miroirs ! Les "peuples" dont je suis formé ne s'entendaient, ni peut-être ne s'entendront un jour, pas très bien. Pour le dire franchement, la violence de soi à soi y est comme garantie : une multicadence obligée brouille les pas mêmes qu'elle règle. La babélisation perso suinte de règlements de compte, et la multiculturalité singulière - qui offre chances généreusement égales à toutes ses branches - s'assume en cauchemardesque paradis, schizophrénisant la loyauté de soi à soi. Quelques états de service ici (toujours énigmatiques, mais assez cash) en témoignent :
"Les familles avançaient comme ouvertes à une ère qui ne les contenait pas" (p.18)
"Des poings jaillissaient du mur ! On ne les voyait pas mais nous chancelions. Seuls les mots les contenaient" (p.21)
"Un jour dans le texte les couronnes furent jetées. La filiation jaillissait des buissons" (p.25)
"... la matière sonnait comme des dieux que l'on aurait contraints à s'entre-dévorer et qui de l'autre côté forçaient, forçaient les liens acquis après tant de renoncement. Le langage ramène les planches : nous passerons" (p.38)
Mais que vaut la "signature" de l'homme paraphant, de facto, plusieurs contrats sociaux à la fois ? Sa richesse doute, son intégrité le démange, son égalité aux personnalités monopeuplées tremble sur ses bases.
Il y aurait une solution, bien sûr. C'est de s'en tenir à ce qui se vit partout, se régler exclusivement sur ce que toutes les identités collectives humaines ont (à accomplir, à reconnaître) en commun. Si je privilégie en moi ce que (et cela seul que) toutes les cultures attendent d'elles-mêmes et requièrent de leurs membres, j'ai chance de ne me mettre jamais en porte-à-faux interne. Jekyll et Hyde s'y feront la paix ("Mœurs insolites : deux hommes dont on avait échangé les poings se tapaient", p.24). Comme un esprit nomade subsistera mieux en exerçant un métier universel : cuisinier, médecin, maçon, marchand, marin même - voilà de quoi faire vivre de son art le pro sans frontières ! - un poète s'en tenant aux ressources et moyens les plus généraux, les planétairement répandus, ne s'emmêlera plus les usages (assez unitaires pour n'avoir pas à contredire quelqu'un d'autre en nous pour réaliser quoi que ce soit). Le récipient, le fil, le jouet, la marque, le seuil, la poussière, la charge ... voilà choses que des identités multiples en moi peuvent manier ou traiter sans s'entre-gêner, puisque mon humanité est la même suffisante source de toutes. Pierre n'y devra pas ménager Paul ou Jacques au cœur de lui pour savoir manger ou boire dans un "bol", tirer ou faire vibrer une "corde", lancer un "dé", vider un "seau", apposer un paraphe, soupeser une pierre ou aiguiser une lame. C'est donc un moi moyen, évasé, coutumier, tout-portant et mobile comme une brouette, qui pourra s'en charger ("Dans la flamme de mes identités une brouette passe", p.68). Le "je" écartelé laisse ainsi faire ce qui ne vise qu'à atteindre son effet et mériter la situation suivante. Voici le monde (pas nécessairement pacifique, mais suffisamment soutenable; pas pour autant clair, mais qui ouvre les chemins; invasif, mais comme une Muse sait l'être !) de ces data courants et consensuels :
"Peuple de la mer vivant dans une goutte. Marques dans le dos rendant au courant de la langue les bols transparents" (p.27)
"On nous jetait des bobines de cordes que nous laissions rouler. Visible enfin devenait la ville" (p.43)
"Dans un dé le monde et j'en suis la pente" (p.87)
"Seaux percés que je portais quand la nuit tombe. Je reviens victorieux là où la mer ne vient plus" (p.91) ...
Est-ce qu'on comprend précisément ce dont il s'agit ici ? Non ! Mais on n'était pas du tout là dans un théâtre public de significations, ou dans un stade pour images performantes et vues panoramiques ! On est bien plutôt dans le secret d'un vestiaire, où l'on devinerait un cerveau ruminer ses gammes ou murmurer ses exorcismes. C'est comme surprendre un Michaux sous sa douche de silence, ou épier l'ultime concentration d'un candidat-spectre à l'examen d'humanité. Il y maudit, logiquement, ses père et mère passés, écarte les collègues "naufragés dont la vitre retarde la disparition" (p.89), peaufine l'arme qu'il s'est promis d'être ("Haches, vous étiez. Manquaient les mots pour vous emmancher", p.84). Il évacue ses incarnations vaincues. Il règle des comptes tapis en lui et qu'un à un, pour nous, il dévisage :
"Sortez, mes défenses !
Mes arbitrages d'où je sors toujours perdant !
Les maisons, pendant que je les habite, laissent
passer des wagons de hardes.
Sortez, bêtes que je connais pour ne pas vous avoir
reconnues ! ..." (p.81)
Et, puisque l'irritation était obscure, la salvifique expectoration (qui suit alors) sera opaque !
"... Une poussière a des yeux, savez-vous.
Dans son renoncement tout un peuple la suit.
Caresse avec ses dents, se livre
avec des allumettes mouillées" (p.81)
Vouloir que cette poésie soit claire serait demander (plutôt absurdement) à un sauvage de signer devant nous sa nouvelle civilité. Il ne sait pas qui il va ainsi devenir, il ne connaît pas les mots de son futur texte, il est à la fois désireux et dégoûté de devoir bientôt manger, avec d'autres, "le pain à la même salive" (p.44), et il n'a qu'une impérieuse et vague intuition de ce qui l'attend (l'Histoire, la culture, l'autorité politique, la folie civile, le sens commun ...). L'Histoire : "Peuples, la lettre contient vos foulées. Marchons à cent sans perdre personne"; la culture : "Nourriture jetée dans le livre où que nous surgissions nous aurons toujours faim"; l'autorité politique :"Villages, on ne pouvait dire que cela puisque tout bruit cessait dans la langue. La bêche, donnée à d'autres, continuait. Nous nous réclamions roi d'un pouvoir qui nous trouait"; la folie civile :"Parfois quelqu'un se perdait : tout ce qu'il avait construit en lui rebroussait chemin" ...
Et le sens commun ? "Où le seau tombe la langue résonne".
Grande perplexité, c'est vrai, devant une poésie peut-être littéralement folle. Mais aussi admirative gratitude devant une folie ainsi jouant cartes sur table. Cet homme veut comme mériter sa raison dans les seuls témoins - les lecteurs - de son délaissement du délire. L'infini a peu distincte signature : Yves Colley n'a en tout cas pas volé son énigme !
"Je ne peux parler d'un "déjà-là", d'où
je contemplerais le paysage qui défile. Non.
Je "vois" dans les regards qui me voient partir" (p.72)