Philippe Boutibonnes - De la fumée, De la cendre par Marc Wetzel

Les Parutions

1 sept.
2025

 Philippe Boutibonnes - De la fumée, De la cendre par Marc Wetzel

 Philippe Boutibonnes - De la fumée, De la cendre

  Philippe Boutibonnes (né en 1938) poursuit une recherche à peu près unique : il veut saisir ce que la matière pense d'elle-même, ou, en tout cas, comment elle peut se rapporter (si durablement, si précisément) à ses propres états pour constituer et continuer la massivité spatiale mouvante et universelle qu'elle est depuis au moins treize milliards d'années. Cette alliance exclusive, en elle, de deux quantités (une de substance, une d'espace), qui lui fait, pure ou mélangée, promener sa variable densité partout et diriger toute circulation de chaleur, le fascine. Et les deux courts thèmes d'elle ici choisis (la fumée, la cendre) ajoutent deux éléments : celui des transitions de phase - qui est comme le vestiaire énergétique de ses apparences - puisque l'énergie (qui n'a, elle, ni volume ni masse) y est particulièrement "absorbée" ou "libérée" et joue en virtuose de ses deux capacités propres de stockage et de relance ; et celui de la prégnance personnelle (qui choisit la crémation pour sa dépouille "voit" assez bien quelle fumée il formera et quelles cendres il laissera, et quel normal objet combustible est ce dont il est fait).

   Car, d'abord, "objets", ni fumée (trop inconsistante) ni cendre (trop pulvérulente) - malgré leur bien clair statut d'états énergético-matériels - ne le sont véritablement. D'ailleurs, l'objet n'est pas le tout de la présence réelle (ou de la présence du réel). La vie végétale et animale (Boutibonnes fut microbiologiste) est, pour l'essentiel, une vie sans objets. Une vie pleine pourtant de reflets, d'échos, d'ombres, de traces, de bulles, de coulures et de taches, d'empreintes ... mais à peu près vide d'objets - c'est-à-dire de formes stables dont on sait avoir emploi. Une pierre est là comme toit, comme abri, comme support, mais ne forme nul "objet" avant la main simienne qui en use comme outil ou comme arme (comme ce qu'on repère posée parmi les choses, et dont un projet alors dispose). L'objet est cette présence d'appoint qu'une pensée aura conçue, qu'une action vient domestiquer, qu'un échange peut monnayer - bref, une chose à disposition de ce qui a toujours ressource de se l'opposer. Un œuf, un nid, une plume même sont-ils objets, entre oiseaux, même pour le prédateur du premier, l'occupant indélicat du second, l'exhibition réussie de la troisième ? Non : leur présence est à même la vie, sans prose, sans recul, sans maniement réglé. C'est dire qu'il n'y a pas d'objets mystérieux (sauf dans les devinettes commerciales et les surprises publicitaires), et que, dans l'existence humaine, tout vrai mystère se tient en-deçà de l'objet (dans les remous de l'être, l'écume des choses, la mousse des efforts et la suie des élans). C'est pourquoi Philippe Boutibonnes n'est, de livre en livre, logiquement intrigué que par "l'autre de l'objet", c'est-à-dire par les présences par principe instables (qui sont déjà autre chose avant d'avoir pu se poser là), par nature impalpables (qui n'ont que leur propre mouvement pour être, n'ont que la forme qu'elles déploient ou rétractent, traversant ce qui les happe et glissant sur ce qui les modèle), et, enfin et surtout par destin exténuées (ayant achevé leur lot de métamorphoses et d'initiatives, en résultats dont rien ne résulte ou résidus sans remède, dont la carrière aura épuisé tout rebondissement). Telle est la fumée, à l'agitation poisseuse, à la fois évanescente et unique ; telle aussi la cendre, au désordre irrévocable, à la fois poudreuse et définitive. Mais  l'auteur les caractérise, magnifiquement, l'une puis l'autre, ainsi :

 

"Sa silhouette est changeante. Ses limites fragiles. Nulle surface plane, nul pli, nul segment n'affectent ses volumes. Ses bords mêmes sont incertains, sans cesse remodelés, brouillés par les flux internes, défigurés par l'abrasion de l'air. Ses marges, douteuses et imprécises, n'avouent aucun pourtour que restituerait un trait de crayon. Pour en tracer le contour exact, il faudrait la soustraire à l'air qui la ronge et la troue. Il faudrait la détourer. La fumée est-elle un objet fini ? Elle est un corps à vif, sans épiderme : elle n'a de place dans aucune taxinomie" (p.16)

 

"L'improductivité de la cendre et sa puissance muette, anéantie ou inactivée, s'accorde à ses propriétés négatives : sans épaisseur, sans forme, sans couleur. Qu'une puissance soit ruinée ou qu'elle demeure amoindrie, désœuvrée ou stagnante, elle ne peut informer la matière, ni l'agencer et l'assortir de contours ; elle rend en elle l'objet informe, inactuel ou sans couleur ; elle assigne l'objet à l'indistinction et le destitue de ses attributs. Elle le contraint à n'être qu'une extension de lui-même sans périphérie" (p.38) 

 

  Mais ce n'est pas ici un texte seulement subtil et perspicace, c'est aussi un texte poignant. Car la vie du feu y est comme rapportée hors de sa noblesse et de son dynamisme propres. Tel Narcisse se penchant affronter une eau trouble et croupie, ou Icare osant s'envoler dans l'air vicié, Boutibonnes examine le feu créateur dans ses seules exhalaisons et retombées : la fumée qui ne sait que faire d'elle-même et visite aveuglément le pays qu'elle nous masque, ne devant sa propre visibilité qu'aux particules imbrûlées qu'elle agite, et agitant partout sa drôle d'asphyxiante, débridée et vile opacité ascensionnelle ; la cendre, bien sûr,  grise, indécise, amnésique, terminus inconscient et uniforme de toute aventure thermique. Mais ce n'est pas seulement leur destin commun de non-objets dans le monde qui intéresse Boutibonnes, c'est peut-être surtout l'étrange incertitude de leur réalité - qui nous mène à redéfinir, peut-être, la "réalité". Car si "réalité" veut dire : capacité de se produire soi-même matériellement, d'être à l'initiative de sa propre présence, alors, comme une trace, un écho, un reflet, une ombre, la fumée et la cendre - qui ne sont que purs résultats d'autre chose (jamais on ne vit fumée  ne se dégageant pas d'une inflammation ou d'une vaporisation préalables ; et de même, écrit l'auteur, jamais cendre ne se produit elle-même ou d'elle-même, jamais elle n'advient per se (p.32), et qui estimerait bêtement qu'au début était la cendre se passerait à l'envers le film de toute vraie genèse) - ne sont donc qu'irréalité. Mais justement ce sont des résultats existants : la fumée se déploie en étant effectivement déployée, la cendre se dépose en étant effectivement déposée, même si la fumée déborde indéfiniment l'objet qui brûle (en allégeant le corps de la masse de lui qu'elle volatilise)  alors que la cendre semble hériter de la pesanteur de l'objet qu'elle termine - mais d'une "gravité" aussitôt éparpillable, et semblant peser du douloureux et tragique poids même de l'informe : épandue comme transitoire fumier, ou figée dans son fond d'urne, la cendre a la bien singulière gloire d'un excrément du feu. Mais ici encore, la prose de Boutibonnes est bien plus décisive :

 

" Le nom de l'objet associé à la cendre de l'objet s'efface peu à peu jusqu'à sa négation. Je ne peux me délivrer d'images grises et indécises : l'objet second est un corps perdu qui a perdu son nom. Ce qui est perdu dans la cendre est le matricule des chairs. Il n'y a dans les vestiges pulvérulents aucun archivage des corps. Dans la poudre et la boue ramassées à la pelle et épandues, dans les particules, mêlées et confondues, rien n'est reconnu que la cendre - et l'horrible mathématique de la sommation des corps" (p.33-34) 

 

     Comme disait Valéry, même si "le réel ne va vers rien", il y va avec l'infatigabilité de la fumée, et la sorte d'horizon de poussière ignée qu'est la cendre. La matière fait son propre ménage (avec le temps, le feu s'éteint, la fumée disparaît, la cendre se disperse, p.37) et, sûrement, l'immense Ménagère a trouvé ici son poète. C'est d'autant plus précieux que le regretté créateur de cette collection (Jean de Breyne) a eu le temps de repérer et encourager cette belle méditation.

Retour à la liste des Parutions de sitaudis