Milène Tournier - 31 kilomètres aujourd'hui par Lydie Cavelier
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31 kilomètres aujourd'hui est le cinquième ouvrage paru aux Éditions Lurlure. Dans ce qui apparaît comme un journal de marche, Milène Tournier reprend quelques-unes des performances-marchées (accessibles sur sa chaîne YouTube) dont le principe est ainsi formulé : « Écrire en/sur/avec la vidéo ». Fondamentalement, l’expérience de la marche et de la vision sont constitutives du geste d’écriture poétique (Marine Riguet en rend compte dans l’essai Ni dire ni taire. Le poème en vidéo, publié aux éditions La rumeur libre en 2025), et c'est bien ce qui distingue le livre d’un simple recueil de choses vues.
Pour Milène Tournier, les « pupilles sont un poème en images » (27). Celles-ci se piétinent, aboient, prient ou hallucinent des mots, « L’écriture : la chaussure » ne s’arrête jamais. Bien qu’elle enfante la marche, la ville « vieillit les filles qui y montent » (13) et qui s’acheminent « près des poètes qui [y] vécurent » (8). À « cause de ce qu’ell[e] y voi[t] » (13), la poète « remet son corps aux villes », mais sans « trop le mettre au monde » (65), c'est-à-dire sans s’en remettre unilatéralement au réalisme, au surréalisme (67) ou à l’ivresse, baudelairienne ou apollinarienne. La marcheuse se veut « orpailleuse » et prétend ne recueillir que « quelques paillettes », en « renon[çant] à la fois à l’altitude [et] à la gravité » (70). Ainsi, la ville s’invente, dans le jeu des points de vue, optiques, discursifs et intertextuels :
Les camions, dans les petites rues, qu’on doit faire manœuvrer à deux, depuis l’œil debout sur le trottoir, sont eux les véritables albatros. » (99)
L’indication de la rue Le Regrattier prend à ce titre un tournant autonymique, le « mélange entre regard et regret » fait voir et entendre quelque chose d’un art poétique. L’« œuvre de seconde main » consiste à faire « commerce des petits restes d’un grand restaurant » urbain. Toutefois, ces « œuvres de regrat, qui feront d’autres œuvres, broyées et façonnées », ne compensent pas le manque des « œuvres de regrets, celles qu’on n’aura jamais commises. » (9) L’écriture est métaphorisée comme « un instrument qui enroule le monde » (119), et juxtapose des séquences qui sont autant de réflexions sur l’origine, sur le point de vue créateur. C'est ainsi qu’au long d’une rue, le cinéma s’étire « après le film ». Une dame s’avance dans le temps « comme [dans] un dessin animé », puis laisse place au « livreur désœuvré » qui « se fait un cinéma » sur son portable, avant que les policiers, tout droit surgis d’un western, ne passent à leur tour, avec « le pistolet [...] que leur cuisse serre ». Enfin, la mise en abyme prend le pas, embrassant, rembobinant tout : « Le ciel était entre trois immeubles comme une caméra sur un pied. » (17) En somme, marcher-écrire opère par visions, en une incessante renégociation du poétique compris comme espace textuel de collocation au sein duquel les scènes et discours s’arrangeraient les uns par rapport aux autres, en se jouant de leur hétérogénéité, et pour révéler leurs potentialités imageantes, imaginantes, créatives.
Alors que dans les vidéos-poèmes, la voix narrative ainsi que les effets de mouvement et de montage filmiques narrativisent la rencontre entre images et textes, dans le livre, ce sont les retours à la ligne et la logique du « comme » qui accolent et dépareillent les choses. À partir de quel point de vue faire sens malgré les disjonctions présentées ? À défaut de stabilité, d’univocité, il importe d’entrer de plain-pied dans la danse des choses et des visions qui nous demandent d’une part « si c'est ça » vivre, et d’autre part comment aimer (63) ?
Dans « l’infini idiot » (14) des métamorphoses de la ville, « [i]l faut mener sa vie jusqu'au bout » (138), marcher et se hasarder hors trajectoire au jeu des visions (« Il y avait cet exercice de théâtre, où il fallait entrer sur le plateau, en sachant d’où l’on vient, où l’on va, et la connaissance des deux points fait tout le jeu », 120). Chaque vision, chaque énoncé réitère une même démarche de conversion :
Avec le même monde, changer de Dieu.
Mener la vie qu’on mène mais différemment » (124).
Créateur, le point de vue poétique – son « langage (le point hors de la bouche) » (67) – prétend « convertir » d’insignifiantes « conserves jetables, d’images quotidiennes » en une réelle co(n)-naissance au monde : Le jour se lève, c'est Dieu qui ouvre une conserve. » (14), ou bien encore « Le monde s’élève jusqu'à notre œil : c'est Dieu qui est né » (67). En ce sens, le poétique est à la fois la création et l’outil, de même que le monde est à la fois ce qui embrasse le regard et ce qui vient de lui (« Le monde en nos absences comme caméra surveille la maison vide », 130). Sa focale poétique est le « trou » qui mène au réel, dont on perçoit si peu :
Comme la ruse des sculpteurs, pour la pupille, de creuser un trou. Et alors on voit bien que notre regard est un trou, notre regard est de la terre qui manque. (123)
La mise en abyme du point de vue convertit le sacrifice des visions en une vision du sacrifice, « qui ne nous prend que ce qu’il nous donne » (117). La réflexivité est une forme de distanciation envers le monde, mais « pour mieux y séjourner » (117), si bien que sont renvoyés dos à dos l’imagination qui fait le « réel réaliste » (67) et l’émerveillement qui rêve du réel : « La ligne 2 survolait le marché, comme dans les rêves on est le regard et la chose ». (119)
Si le réel enceint, il faut néanmoins lui donner naissance. Or lui faire œuvre, c'est se le passer devant les yeux, de sorte qu’il nous regarde un peu et qu’il nous reflète la vie, sa fugacité, sa précarité :
J’ai vu par terre un oiseau qui avait dû tomber au ralenti, encore tout pris dans sa dernière position. Le pigeon mort avait encore un regard, quand je me suis penchée pour le filmer.
Place vendôme, un petit garçon juché sur les épaules de son père essayait bras levé de toucher la colonne. […] (46)
Symboliquement, le pas oscille, notamment entre Jouy-en-Josas, l’église de Méry-sur-Oise (32) et le cimetière, toute perspective téléologique s’en trouvant déjouée : « J’ai vu le temps être notre nid. / Le vol fatal des aiguilles » (100). Entre dérision et présomption de signification ou d’amour, c'est l’humour qui fait le sens, à dire et à voir. Tel un Janus Bifrons, le regard se déhanche, de même que le style :
J’ai marché dans le cimetière, primesautier, même en hiver primesautier, de Courbevoie, les tombes on dirait jetées comme des miettes aux oiseaux, pas en raides lignes comme souvent. (99)
Aller, « aimer en ville à Émerainville », c'est toujours « prendre [la langue et] le temps à l’envers ». La paronomase affole la vue, à « faire ce mouvement que je fais dans Google Street View, de tourner sur moi-même et voir » (113). Entre maternités, églises, prisons, musées, gares et cimetières, les visions, les images de villes sont votives. Ce sont des prières, des « monnaies jetées à la fontaine pour la chance. » (112) Tenir le pas, prendre cœur et corps dans une polyphonique « quête » urbaine (76) suppose de répondre des échos entre les « signes [et de] l’insignifiance » (91), mais d’abord en rejouant l’étonnement initial :
Le bébé dans sa poussette a toussé, de cette toux un peu rauque des bébés, et la dame en haut de la poussette a dit : “Oh… oh oh oh…” en deux parties : “Oh - ohohoh”.
C'était ça, alors, un jour être mère, réagir à tout comme si tout demandait une réponse. (76)