Mary-Laure Zoss, Portant bas nos ombres par Lydie Cavelier

Les Parutions

27 août
2025

Mary-Laure Zoss, Portant bas nos ombres par Lydie Cavelier

Mary-Laure Zoss, Portant bas nos ombres

 

 

Depuis 2007, la poétesse lausannoise Mary-Laure Zoss met en œuvre une parole intérieure qui, tel un torrent, se déverse de recueil en recueil. Le dernier opus en date, Portant bas nos ombres, s’inscrit dans le prolongement thématique de Ceux-là qu’on maudit (Fario, 2016). Sur le plan formel en revanche, le bloc de prose encadré par la page a laissé place à de courts paragraphes, absolument dépourvus d’alinéas et de majuscules, mais ponctués de manière frappante. Des cadratins soulignent les stratifications énonciatives (inflexions thymiques, modales, épanorthoses, commentaires métadiscursifs et adresses au lecteur), les revirements de la pensée, tandis que les points entre les syntagmes phrastiques (entre compléments, ou même entre un pronom relatif et son antécédent) contrarient le charroi d’une parole dégingandée, qui déploie par accumulations son « fil rompu » (17) : ainsi s’échappe l’entendement, dans l’effort d’une impossible saisie de soi dans le monde. En matière stylistique, les procédés de la monstration (deixis, désignation), aussi bien que de l’apostrophe, forcent à considérer « ceux qui » sont « jugés impropres » (27) à vivre, et que les neufs dessins d’Ena Lindebaur exhibent, voire écrivent en regard des paragraphes. En effet, des hommes, de traits désarticulés, déchiquetés ou comme tremblés prennent page plus que corps : ainsi délinées, leurs silhouettes sont déchirées, striées et comme barbelées. Creusés de blanc par d’imprévisibles tracés noirs, des êtres déformés se coupent d’oripeaux et se hachent en des postures torturées, s’enveloppant, se découpant ou se tordant sur des pages parfois assombries, pour mieux répondre d’un double constat d’annihilation : « présents par lambeaux. par empiècements rapportés », ces êtres ont « disparu[s] [d’eux]-mêmes » (17).

L’altérité et l’altération asymptotiques du dénuement, matériel et psychique, caractérisent « ceux qui perdent la face », ces réprouvés que « le bas » précipite alors même qu’ils en appellent vainement aux autres, à ceux « qui n’ont pas à puiser leurs chimères dans l’haleine d’un soupirail » (15). De fait, « hors contraint et forcé qui voudrait descendre jusque-là », « entre les poubelles » (11) ? En donnant voix, dans une langue effarée, à la plainte intérieure mais « obscène » (22) des « gens de fêlure » (11), Mary-Laure Zoss ne se contente pas d’affirmer leur existence (« on existe — à dire vrai, lequel de nous pourrait en jurer ? »), elle rend compte de l’effroyable distance qui s’ouvre au cœur même des hommes, là où l’usure d’un quotidien désarroi suinte continûment. Dans le face à face entre « ceux » du « sommeil. contre le bitume » et ceux qui, de naissance, ont été pourvus du « loisir d’être au monde » (14-15), toute vision des choses défigure. « [C]eux qui passent » (12) sans voir les innommables et qui dévisagent tout par leur indifférence sont eux-mêmes dénués de physionomie. Aussi le pronom « on » vient-il à la fois inclure et exclure l’autre, destinataire compris : tous, « nous » sommes « casés », « ici » ou « là », de part et d’autre d’une ligne d’aisance socio-économique, linguistique et psychique. Et quand les uns sont encadrés par les fenêtres de « cuisines de plain-pied » par la « table » et les « linges propres » (15), les autres se voudraient à tout le moins rivés-pendus à leur « carton sur l’asphalte » (22), là, « entre les poubelles » du grand monde (11). À moins qu’ils ne cèdent franchement au vertige de mourir, et qu’au lieu d’hurler avec cette « voix » qui « incarcère », ils ne se résolvent à dévaler plus bas encore, en-deçà du redoublement d’horreur et de honte, puisque leurs ombres sur le trottoir suscitent le « détour »,  et que la répugnante rhétorique des « périphrases » les prend à la gorge : « — ignoble duperie cette idée qu’on pourrait reprendre possession de soi-même » (22).

Mais, à la torture, les « tenus hors » (19) s’accrochent, gagnant, toujours davantage, sur l’inconditionnel désarroi de se crever à vivre. Sur l’autre « bord des vivants » (29), ils tiennent à l’improbable instant où le monde s’écarquille dans « le cri d’un rapace sur la friche » (33), où tel influx de langue sauvage, sauf de mensonges, viendrait donner corps au « désir d’une existence quelconque » (23). Ceux qui « regard[aient] sans voir. le frêne clôturé d’une palissade » (20) se glissent dans le revers du « chant perdu de l’ordinaire » (23), dans la doublure du temps : en contrepoint avec « l’aigu des martinets » d’enfance (20), d’autres lignes semblent se dessiner ou se brouiller. À même « l’éloquence de la fauvette » et les « étoilements » du « prunellier », une « voix » s’origine des sens, de nature, et permettrait de fuir, « si on pouvait », la prédominante « graphie » des « humeurs noires » (22).

 

 

 

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