Henri Abril-Ainsi les désertoirs par Christophe Stolowicki

Les Parutions

12 nov.
2025

Henri Abril-Ainsi les désertoirs par Christophe Stolowicki

Henri Abril-Ainsi les désertoirs

 

Il suffit que les mots se décalent sur les portées du sens pour qu’en sonne la charge et qu’ils se rechargent d’un sens qui bouleverse notre lecture.

 

Un titre détestable, pourquoi titrer d’un néologisme ? Parce que seul désertoir, qui mieux qu’avec démêloir, déversoir, dépotoir, déboires, rime avec laminoir et l’âme noire d’un passé juif, rime avec trottoirs d’un galop tourné au tsunami, rend exactement un mot sans doute slave lourd d’avoir cheminé de poème en poème jusqu’à prendre toute sa force traduit en français. Parce qu’il est des détresses fertiles que la langue française n’a pas appris à connaître.

 

Henri Abril, ce douloureux, ce charnel traducteur plurilingue plutôt que polyglotte (polyglotte fait trop vibrer de performance), dont le chemin de langue en langue, route de crête semée de précipices sur des siècles, s’attarde sur les dialectes vécus comme des idiolectes, idiot d’Europe non international – d’épouse ukrainienne, a partagé toute sa vie entre la Russie (je devrais dire le russe, véhicule de quelques recueils de ses poèmes, et l’Espagne sa matrie (« entre les dents un matronyme tremblant de pudeur »), dans l’entre-deux le français comme principale langue d’écriture. Veuf récent, il se partage désormais entre l’Ukraine meurtrie sous les obus et les drones, et une Espagne derechef antisémite.

 

Ce pacifiste chez qui la forme détermine l’action – ici des sixains par deux fois composés d’un « tercet enchâssé dans une rime slave (infléchie ou tronquée après consonne d’appui et voyelle), distique en italique, monostiche orphelin et rescapé », soit la rime approximative de forte allitération que seule le français a conservée de son passé racinien et hugolâtre de facture théorisée par Malherbe – a dû se surprendre de sonner une telle charge de cavalerie (« scrutant un millénaire affranchi de ses mythes » dans « L’ombre tachée de sang du dernier ménestrel », parmi « Nos mortes qui survivent debout / linge tordu »), son alezane se muant en un destrier farouche.

 

« Signes après-coureurs, lumière trop crue / passée à travers sa propre transparence ». Revenant sur une ascendance de « rabbins chassés sur des sentiers de soif et de fange », « N’avoir plus […] de slogans scandés par une joie mauvaise » – l’antisémitisme, crime de sang, appelant désormais sang pour sang.

 

« Une saga subliminale, prête à abroger les fêtes », dé-jeûner de formes larvaires que le poème appelle. Allitération multilingue « le ressac des sésames et des césures ». Rangée « Une âme en poussette, langée de vieilles chimères ». « Sous l’écorce de soi dénou[és] les contresens », à volée de siècles « les myriades d’oiseaux évadés des augures » toute une Histoire se saisissant d’un modeste géographe linguistique dont la vie transpire de langues, la plupart en une au débouché des mots – quand l’Europe se rétracte, de toutes ces cités grecques désunies par l’absence d’une langue commune, devant la puissance informatique d’Empires désormais barbare ou inculte, la poésie nous montre la voie.  

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis