Anne Malaprade - épuiser le viol par Tristan Hordé

Les Parutions

10 déc.
2025

Anne Malaprade - épuiser le viol par Tristan Hordé

Anne Malaprade - épuiser le viol

 

Une première lecture de épuiser le viol m’a déconcerté par tout ce qu’il me fallait, littéralement, redécouvrir, à commencer par les lettres de Mme de Sévigné (mais on ne se lasse jamais de les lire), dont en avant texte deux citées avec deux personnages, le loup et le loup-garou, ce qui introduit le jeu entre Loup, figure du violeur (on reconnaîtra ici et là des allusions au Petit Chaperon Rouge, version Perrault) et Louve, son épouse. « Animal » se transforme, loup et louve prennent forme, visage et pratiques des humains, « Louve (…) entre dans la tanière (…) Sur le bureau une boîte de thon ».  Un second texte, de l’autrice cette fois, explicite le titre et ce faisant définit les enjeux du livre, en suggère des éléments ; extrait :

 

Violer jusqu’à épuisement des ressources exacerbe des incompétences métriques (oublier des distances entre soi et l’autre, les avaler, les dissoudre en déchets), des incompétences scalaires (confondre la grande dans le petit, l’enfant tellement adulte, le féminin sur le masculin, le neutre par l’indéfini), des incompétences d’emplacement (se perdre dans le tissu-peau des petites filles et ce en pleine lumière familiale) (…)

 

Huit chapitres suivent, tous doublement titrés, chaque titre comme un sommaire du texte. Le premier annonce des éléments tragiques, « Le saut de la mort / Lune nous regarde » ; le troisième est une allusion à une série colombienne, « L’esclave blanche / Lune en son royaume », le sixième « Le procès de Louve / Lune décharnée » renvoie à un livre pour enfants, variation sur l’histoire du Chaperon rouge, Le procès du Loup, de Zarko Patan ; tous les autres sont des titres de films de Carl Th. Dreyer, du premier « Pages arrachées au livre de Satan / Lune perd son propre cadavre » au dernier du livre, « Ordet / Allumer les soleils ».

 

Au chaos du monde correspond le chaos dans la vie d’une femme, son refus du viol dans tous les sens du mot, sa perte de repères quand son couple est brisé — « Un matin, les époux font l’amour pour la dernière fois (…) elle sait que c’est fini ». À la perte répond la construction du livre ; pas de récit, la discontinuité : chaque ensemble formé de groupements de dimension très variable séparés par une barre (/), le lecteur pouvant s’égarer d’ailleurs dans la distribution des noms qui ne sont pas toujours attribués au même personnage ; ainsi "Violette" — est-il besoin de souligner le rapport à "viol" ? —, dont même un homme dans un roman1 d’Emily Brontë, Heathcliff, surgi au détour d’une phrase, aurait un instant l’apparence. Ainsi encore Louve, dont il faut lire le nom sans le "u", « Louve dérive de Love en Love : elle est parfois son père, parfois la petite fille. Elle est très rarement Louve », alors que Loup est toujours l’Envioleur, homme et père, comme "Petits" ou "Violettes" sont les enfants. Il « fréquente Barbe-Bleue et (…) fait peur aux Ogres », cependant il « aurait aimé se déguiser en Violette ».

Comment écrire le désastre en écartant le pseudo-réalisme de la plupart des romans ? La discontinuité ne suffit pas et le livre est nourri, toujours en lien étroit avec le propos, par la littérature dans toute sa variété, dès son ouverture, et par le cinéma, la musique même (Steve Reich) et la peinture avec un hommage à Marcel Duchamp et mention d’une toile qui pourrait être placée « sur un petit pan de mur jaune »2. Relever tous les extraits et toutes les allusions, leur rôle dans l’histoire de Louve est exclu ici, on retiendra quelques exemples. Quand Louve « ne respire que de disparaître demain auprès des renards bleus (Mandelstam) », il est bon de relire le poème évoqué, il résonne par image avec la situation de Louve qui vit une violence réelle et souhaiterait retrouver quelque chose de la « beauté primitive » des « renards bleus »3, très loin, dans un autre monde, l’Arctique.

Cette violence est suggérée par une allusion, « Il la tue, il ne lui fait pas de bien. Il n’a pas vu le film de Resnais » ; on lit peut-être une ironie de la part de la narratrice ; dans Hiroshima mon amour (1959), les mots de "Elle" à "Lui", repris plusieurs fois dans une scène amoureuse, étant « Tu me tues, tu me fais du bien ». D’une manière positive sont évoquées plus loin les « répliques lancinantes de Hiroshima mon amour », cette fois, semble-t-il, pour une union entre une Violette et Louve. La rupture a été d’autant plus difficile à vivre que Louve aurait voulu « que l’amour ne s’éloigne pas dans la séparation », mais rien ne peut se substituer à l’éloignement des corps qui implique la fin d’une histoire, sauf à nier la réalité, ce qui est souligné : « Elle a tort, tout le vivant est soumis à la fin et au détachement. »

 

 « Le retour au réel précède sa solitude intégrale. Cela s’appelle l’aurore. » Plus qu’au film de Bunuel, le titre renvoie à la fin de la pièce de Giraudoux, Électre, conclusion amère de la fin d’une histoire, « Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu (…) — Cela a un très beau nom (…). Cela s'appelle l'aurore. » Que reste-t-il ? Ce qui s’est achevé laisse, au moins un temps, Louve sans défense avec le sentiment de n’avoir plus d’identité, ce qui s’exprime par « Mon nom est Personne », proposition non référencée, l’épisode du Cyclope dans l’Odyssée étant devenue commune. Ce que pense Louve de son sort est traduit dans les dernières pages avec un emprunt à une réplique d’une femme, Bébé Donge, « On ne recommence pas deux fois l’amour. »4

La tentation de disparaître est là, surtout quand dans la vie quotidienne, dans la rue même rien n’entraîne vers la vie, « beaucoup portent une barbe bleue ». C’est, progressivement, par la disparition des « incompétences » que Louve pourrait retrouver ce qu’elle est, en écrivant son histoire, la douleur et la violence, mais une fois écrit « Ce livre fait mal aux Louves. Elles sentent bien que le style est dans le ventre, et qu’il a toute l’importance d’une aventure. » Le livre peut aider à revenir à la vie, tout comme dans le film Ordet = (la) parole, les mots de Johannes redonnent vie à Inger, morte au moment de son accouchement. Mais la conclusion du livre est amère, empruntée à une lettre de Flaubert :

« (…) quand les intérêts de la chair et de l’esprit, comme les loups, se retirent les uns des autres et hurlent à l’écart, il faut donc comme tout le monde se faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre dans sa tanière ».

 

On reconnaît d’un livre à l’autre l’écriture d’Anne Malaprade, une langue qui n’hésite pas à recourir aux mots justes, dire telle réalité (merde, couille, putain) et à un emploi ancien : un moustique a dévisagé le visage de Louve, soit "défiguré" — d’où la suite pleine d’humour : elle ressemble alors à La Joconde L.H.O.O.Q. de Marcel Duchamp. Il y a parfois le plaisir de la paronomase (« Les mots, quels mors. Les mets, quels mets. »), et du jeu des significations (« elle aussi balance, se balance, s’en balance ».) On multiplierait les exemples. Ce qui est un fait d’écriture propre à l’autrice est la virtuosité des énumérations qui associent des éléments hétérogènes et l'on ne peut oublier l'art difficile de la répétition.

 

 

 

1 Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent.

2 allusion à Proust, La Prisonnière.

3 Pour la gloire grondante des temps futurs, dans Ossip Mandelstam, Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude Schneider, Le Bruit du temps/La Dogana, 2018, p. 364.

4 dans le film d’Henri Decoin, La Vérité sur Bébé Donge. (1952)

 

 

 

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