Des Pays habitables, revue, n°12 par Tristan Hordé
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Chaque livre devrait être un "pays habitable" pour mériter d’exister, mais notre mémoire oublieuse ne revient pas toujours vers ceux qui ont pu autrefois ouvrir des voies nouvelles. Qui lit encore aujourd’hui les auteurs du Grand Jeu ? Roger Gilbert-Lecompte, René Daumal, Roger Vailland, Robert Meyrat — et Pierre Minet. La dernière livraison, au sommaire toujours très varié, invite justement à faire, ou refaire, connaissance avec cet écrivain hors des sentiers battus. Pierre Minet (1909-1975), surtout actif autour des années 1930 (textes partiellement réédités dans les années 1980), publie son premier roman en 1929. Il est devenu après la guerre un auteur et producteur à la radio. Son dernier livre, La Défaite (1947, réédité en 2010), relate sa vie difficile à Paris où il vient vivre à 16 ans après avoir rompu avec sa famille.
Trois inédits sont présentés par son fils Georges. Le premier relate ses premières années à Reims encore en ruines, et sa relation à Gilbert-Lecomte dont il apprécie la « maturité spirituelle ». Le second texte rapporte son séjour en Algérie, invité en 1948 avec d’autres écrivains pour parler de littérature. Cette expérience transforme son point de vue sur les choses, l’Algérie vécue comme un « pays où l’homme peut encore trouver ses vraies dimensions ». Enfin, il écrit à propos du critique Charles du Bos (1882-1939), critique littéraire et écrivain ; dont la continuelle immodestie l’avait éloigné ; cependant, séduit par la finesse de ses analyses, il passa outre, pensant lui aussi que « la vie est une tâche et non une fête ».
Pierre Minet est sorti de l’indifférence qui atteint la majeure partie des écrivains du passé qui n’ont pas eu suffisamment de notoriété de leur vivant. On lit aussi dans la revue des écrivains non ou peu traduits, comme le colombien Gonzalo Arango (1931-1976), avec un portrait de la ville de Medellin, adorée et haïe, portrait qui clôt cette livraison. Ce chef de file du nadaïsme (de nada, « rien »), il écrit aussi son autoportrait ; dans une maison amie au-dessus de la ville, il vit la profusion des couleurs et des parfums des fleurs, qui représentent pour lui une « violence déchaînée » à laquelle il oppose « la pauvreté, l’aridité, les pierres » : « Le cœur a besoin d’absences pour nourrir son désir ». Son amour de la Medellin n’est pas aveugle, la plus grande partie du texte porte sur le rejet de la ville comme « puissante machine économique » et son refus de ce qu’elle construit, « dire le rosaire, [se] marier, travailler comme un esclave et mourir ». Dans ce contexte, Arango sait qu’il est un paria, « j’ai une gueule de poète maudit ».
Le poème de Vincent Huidobro (1893-1948), écrit en 1919, a été écrit en français. C’est un jeu sur le nom de l’hirondelle et du rossignol qui multiplie les apparences de ces deux oiseaux, en échangeant d’abord une partie du nom avec un autre mot, à la manière d’une contrepèterie :
À l’horitagne de montazon
Une hironline sur sa mandodelle
Ensuite, seule une caractéristique de l’oiseau remplace la dernière syllabe et il reste un "vol" d’hirondelles individualisées : hironbelle, hironfrêle, hironciel, hironmiel, etc. De même sont multipliées les variétés du rossignol.
Le poème de Vincent Huidobro répond à sa manière à ce qui est au cœur de la revue et que résument les trois mots sous la vignette de couverture, « Naïveté Utopie, Exubérance ». C’est aussi le cas des contributions très diverses de l’ensemble, également du dessin et du montage d’images proposés par Gabrielle Cornuault. Le lecteur rapprochera d’autres lectures de "L’appel à Bran", chapitre d’un des mythes fondateurs de l’Irlande ; Bran entreprend avec ses marins un long voyage sur mer jusqu’à l’île des Femmes ; à leur retour, plusieurs siècles se sont écoulés… Ce mythe, proche d’un mythe japonais (Urashima Tar?), a été recueilli par Lady Gregory (Isabella Augusta Persse, dite -,1852-1932), proche de W. B. Yeats avec qui elle a fondé un théâtre. Pour le merveilleux, on suivra Henry Bates (1825-1892) qui a passé plusieurs années en Amazonie pour recueillir et décrire des espèces de papillons et d’insectes, notamment des criquets. G. H. Morin suggère, lui, en 1975, pour visiter une exposition divers procédés éloignés de la pratique habituelle : par exemple, le visiteur prend à l’entrée un fil qui se déroulera jusqu’à la sortie et permettra de mesurer la distance qu’il aura parcourue. Simon Martin rappelle que la résolution du problème de la quadrature du cercle, qui tourmente encore quelques étudiants, n’intéresse plus les mathématiques depuis que le philosophe Nicolas de Cues en a démontré l’inanité. Ce qui reste sérieux, c’est la manière de se déplacer à pied en ville, la stratégie à adopter pour éviter les voitures ; Nicolas Boldych écrit justement que l’on mesure exactement ce que sont le temps et l’espace. On revient à la littérature avec des remarques de Silvia Majerska autour de Malcom de Chazal — un de ces écrivains qu’on oublie après leur mort — ; pour lui, c’est bien le mouvement qui découpe espace et temps « en unités aux prises avec le réel ». Pour revenir au nonsensique, lisons Éric Godichaud qui s’est soucié de classer les trublions et de les décrire (carré, jaune, plumé, etc.), sachant qu’il n’y a qu’une variété de trublionne, « fée coquine », « qui peut aimer ».
On voit que Des Pays habitables n’est pas seulement une revue littéraire, son responsable Joël Cornuault et l’équipe à géométrie variable qui prépare avec lui le sommaire sont curieux de ce qui "habite" notre monde. On lira donc au fil des livraisons des poèmes, des essais autour d’un écrivain, mais aussi des lettres, des extraits de Freud ou de Diderot, des textes du géographe Élisée Reclus, etc. Une autre manière de penser une revue.