Jean-Marie Gleize - TRNC (Reprises & Suites) par Yves Boudier
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Une fois n’est pas coutume, commençons par les dernières pages. Geneviève Mouillaud-Fraisse (Tarnac, coïncidences, janvier 2010) conclut ce volume avec une analyse qui remonte le flot endoréique non seulement du livre mais de ce qui a suscité son écriture, un projet articulé à un événement qui s’est produit le 11 novembre 2008 dans un village de Corrèze bouclé par 150 policiers, chiens et hélicoptère, avec l’arrestation et l’inculpation d’un membre d’un « Comité invisible » auteur d’un livre, L’Insurrection qui vient, accusé de destruction symbolique, « les livres pouvant devenir des instruments à charge », selon la législation d’exception « antiterroriste » instaurée alors. Salut à Blanqui, Marx, Lafargue, Rimbaud, et à Julien Coupat (qui ne confirme cependant pas son interaction). Le tour de force de Jean-Marie Gleize est de faire littérature avec ces matériaux, se gardant du « poème » car l’on comprend à le lire pourquoi il récuse ce terme, impropre à nommer une écriture rebelle non pas à toutes formes mais à celles attachées par la tradition à la rhétorique du poème, à sa prosodie classique. Ainsi un espace s’ouvre-t-il et l’organisation discrète mais savante que Jean-Marie Gleize met en place, en paragraphes et en pages qui font livre, nous offre la pensée d’un trauma social et politique qui s’avère l’expression profonde d’un malaise sociétal contemporain duquel il ne se tient pas à l’écart.
Mais avant tout, il convient de souligner, de surligner l’absence dans le titre même du livre de la lettre originelle, initiale, le A, figure taurine inversée, à la naissance et au principe même de l’alpha-bet, l’aleph. Au fil des temps, l’idéogramme protosinaïtique s’est ainsi transformé depuis le pictogramme originaire jusqu’à la lettre, allant de l’écriture des choses à l’écriture des idées, selon le « Tu ne feras pas d’image » énoncé dans les Dix Commandements. L’aleph devint l’alpha. L’histoire écrite peut commencer, se répéter selon son régime du toujours déjà là qui insiste « dans l’inépuisable dialogue de ce que vous appelez le poème ». Cependant, comme nous le dit d’emblée Jean-Marie Gleize, « La lettre A manque et manquera toujours. ».
Reprenons. TRNC est un tétragramme, tétragramme frère du théonyme YHWH, et c’est au lecteur, au fil du livre, de compléter ce logatome consonnant de la voyelle absente, absente telle la fleur mallarméenne, « hors de l’oubli où [ma] la voix relègue aucun contour ». Voix, voyelles dont le A est lettre première, lettre au principe de toute parole, de toute écriture. « Et seul demeure ce qui serait comme : le plus précis de l’émotion, le plus intime de la blessure, (…) le plus proche de l’orage originel ». Une absence décidée, donc. Et paraît l’écrivain, de la filiation à l’appartenance, un retour vers le passé, celui d’une enfance à la fois assumée et virtuellement politique, « dans le manteau noir » d’une nuit de 1946, ritournelle parisienne de la rue des Tournelles jusqu’à « Tarnac, une vraie nuit d’hiver » en 2008. Or, d’où vient la pulsion d’écriture sinon de l’enfance, sans oublier que « ce qui arriva est arrivé depuis longtemps » ?
Il faut alors souligner la qualité de ces textes qui tient à leur juxtaposition, évitant le verset, l’aphorisme ou la maxime, faisant in fine livre. Plus qu’une absence d’ordre obéissant à la difficulté constante de la mémoire à disposer dans une cohérence temporelle les éléments qui forgent le retour rétrospectif, on a affaire ici à une distribution des fragments qui suit le flux d’une subjectivité vive à la recherche lucide d’un hier qui expliquerait les fissures d’un présent, insaisissable toutefois, hormis dans ces paragraphes qui renvoient à la rue « à l’envers » et à l’appartement d’une enfance, « à la recherche d’un nom ». Une enfance, non pas l’enfance dans son absolu trompeur et son origine à jamais impensable : « je recopie ma naissance dont je ne sais rien. » Paradoxe indépassable d’une quête de grande sincérité ou lucidité de l’intime, l’insu serait le continent caché d’un passé originel qui au-delà de la parole ouvrit l’espace de l’écriture. Les arches d’un pont en quelque sorte pour franchir le silence, et l’habiter d’une autre manière pour taire ce qui échappe, échappera toujours, « et qui, par la suite, formèrent le plus clair (ou le plus trouble) de mon difficile rapport au langage. ».
S’il existe parfois une vérité du souvenir, c’est dans les fissures de la langue, avec sa volonté mémorielle de saisir le révolu, qu’elle peut advenir comme le tremblement de l’infans saisi par la parole qui monte en lui et le dessaisit de son être muet. L’accès à la possibilité de s’adresser à l’autre par des mots proférés est à la fois un dépassement, une victoire sur un néant mutique, mais aussi une perte irréparable qu’aucun signifiant ne pourra combler car le silence n’a pas de lexique, « pour deviner encore ce qui se tait dans le nom. » Une quête d’un impossible retour, démentie parfois par le transfert de l’analyse ou la prière, une quête vertueuse certes, mais qui tarit l’écriture dans ce qui fait sa puissance car elle n’a pas d’autre choix que de répéter et répéter encore dans les méandres de sa recherche ce qui ne peut se dire et pourtant s’affirme sur la page.
Le « dont je ne sais rien » de Jean-Marie Gleize est le nôtre si l’on accepte de se regarder sans fard, dans un partage d’émotions douloureux et exigeant qui fonde une fraternité qui va bien au-delà de celle d’un lecteur qui a reconnu dans la parole écrite de l’autre le même de son expérience du vivre. « Tu parlais, surpris et tout enfoncé dans ton corps, cette langue, la crudité de cette prose, à la tombée du jour. La poésie de circonstance, une vraie pluie de rouge, le tout ce qu’il y a d’intime dans tout. ».
Consentir à identifier et confronter ses propres affects à ceux que ce livre expose et dispose dans une incohérence maîtrisée et indispensable pour effleurer tout éclat de vérité, relève d’un abandon de soi au profit d’une identification fraternelle, à la source de toute humanité partagée. C’est sa qualité.