Art Poems de Stéphane Lambert par Yves Boudier

Les Parutions

29 mars
2018

Art Poems de Stéphane Lambert par Yves Boudier

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La tentation pour un poète de se tourner vers la peinture, vers l’art visuel sous ses formes anciennes ou contemporaines, est fréquente dans notre histoire poétique, telle une « […] fusion du regard / avec l’objet de la vue », comme l’écrit Stéphane Lambert. Si l’on fut marqué, pour n’évoquer que deux exemples, par Antonin Artaud et son Van Gogh1 ou plus récemment par le poète hongrois Otto Tolnaï écrivant sur l’œuvre de l’artiste majorquin Miquel Barceló2, Stéphane Lambert avec Art Poems, sans prendre un réel contre-pied, manifeste la profonde persuasion du poète qu’une parole mesurée peut équivaloir, dans sa singularité et ses prises de risques, à l’image peinte, sans volonté aucune d’une possible substitution mais avec celle de signer une tentative vibratoire et sensible visant à cercler, à mettre en vers, en segments sensibles, le silence et bruit des traces, les affleurements, les glyphes et les rebonds que les artistes confrontent à la lumière des siècles. Autrement dit, le poète ose mettre en vers sur la page « un autre monde / surgi / de l’ancien / qui dit / que l’art / ne finit pas / à son élan / premier ».

Dès l’exergue empruntée à Jean de la Croix3, la question essentielle du rapport du sujet au savoir est posée sur le mode d’une absence, (on lira plus loin : « Le feu de la langue / nomme ce qui n’a pas de nom »), une absence manifestée par l’ellipse du pronom sujet dans le vers initial, à la fois motivée par la règle prosodique de l’octosyllabe certes, mais plus profondément par la nécessité d’une disparition qui donnera toute sa puissance au retour du « je » au cœur même du livre, à propos de Cy Towmbly et de Gaeta4 où l’artiste a vécu de longues années : « j’évoque ton nom / ta lumière / ta terre / ce qui a fait de moi ce que je suis ». Un « je » déictique du peintre mais plus encore du poète, figure de Janus associant, et l’artiste qui suscite le poème, et le poète qui l’écrit, telle une « fusion / dans l’image / de l’être / et de son illusion ».

L’image nous fait face. Elle est toujours déjà-là, avant le regard que l’on pose sur elle. Ce que l’on voit, c’est le regard du peintre sur l’espace vide qu’il comble et c’est ce comblement qui arrête et donne mesure à l’espace devenu représentation, l’emblème qui impose de « chercher alors comment / s’aventurer là où l’image disparaît / où la fin s’arrête de finir ». Commence dès lors l’ouvrage du poète. Se présentent ainsi, par ordre d’apparition dans le livre, la fable originaire, la substance sanguine, la couleur verticale, le dessin vibratoire, la transparence, la lumière encerclée, autrement dit les fresques antiques, Anish Kapoor, Mark Rothko, Cy Twombly , Christian C et James Turrell : telle se compose la table des matières d’Art Poems, table au parfait génitif. Chaque poème sourd en effet d’une matière, « comme s’inventent les territoires », « jusqu’à / plonger / sa vue / dans ce qu’on ne peut // pas voir /// et là » ; ce « là » où s’origine le parcours d’un livre doublement exemplaire, c’est-à-dire nourri d’exemples peu contestables de la geste artistique de l’antiquité à nos jours, et parangon convaincant de ce que peut le poème lorsqu’il embrasse le désir ou le vouloir d’un artiste, « comme si / toujours / ce qui fut / sera / autrement / et même ».

La disposition, l’organisation du livre, sans obéir à une chronologie attendue ni suivre un ordre thématique, propose toutefois explicitement au lecteur attentif un parcours qui lui donne à réfléchir à la fois sur la non pertinence de la notion de progrès en art et paradoxalement sur le fait qu’il peut exister une histoire de la lumière, de sa captation picturale et spatiale, une histoire des manières dont nous percevons sa puissance et son constant travail à chacune des époques que traverse tel ou tel artiste dans sa singularité et dans ce qui le lie à « cela » qui le précède et le suit, à « cela / qui fait / que l’on ne sait / si l’on a affaire / à un sujet / ou à la parole / du vide », à une forme de vacance entre le vu et l’écrit que le poème révèle. Cette révélation que le poème accomplit et dispose devant nous, se construit et se donne dans un dépassement de l’aspect et de l’usage modal des temps verbaux. Au cœur même de l’emploi du présent et de l’infinitif, c’est à la présence subtile du participe présent que revient la délicate mission de donner à ressentir la temporalité propre à l’œuvre d’art, une temporalité qui s’apparente davantage à un mouvement dans le temps qu’à un point sur une ligne infinie. Une polymorphie sémantique irradie le poème qui dessine ainsi les frontières (le cadre) de son aptitude à appréhender le travail du temps dans le geste répété de l’artiste, aussi bien que dans les reprises que le lecteur ne doit manquer de faire pour saisir l’architecture très organisée du livre, pour en découvrir la profonde intention, la profonde fiction, celle de montrer comment l’œuvre d’art échappe à une historicité linéaire sans nier son inscription dans une époque et non une autre. Dialectique inattendue de la synchronie et de la diachronie dans laquelle à son tour le poème s’engendre, s’équilibre et se livre au lecteur. La séquence dévolue à Anish Kapoor est particulièrement en prise avec cette énergie du gérondif, renforcée et mise à jour par les dispositifs mêmes que l’artiste construit, « amas gris / du passé / se réinventant / là où / il se fabrique », empreints de la « détermination / d’une machinerie / intraitable ».

Toutefois, est-ce à Mark Rothko que revient, au-delà de l’alchimie de la coprésence des temporalités, une mission complémentaire. L’œuvre de l’artiste donne au poète l’occasion non fortuite de révéler la tension de l’insistance, de la répétition, tension marquée par un usage volontaire de conjonctions, adverbes, prépositions temporelles telles « dès lors », « et si », « toujours et toujours », « ainsi », « désormais », autant d’éléments qui lancent et relancent les fragments du poème pour atteindre « la beauté / que la mort / introduit dans le don », en capacité de « réinventer la mémoire », […] « le cœur oublié de la matière », jusqu’à permettre de pénétrer, une séquence plus loin, dans l’œuvre admirable de Christian C, « sans nulle autre fonction / que de traverser l’espace / partagé », l’espace du poème, osera-t-on penser.

Comment alors accueillir le poème hors des références picturales actualisées par la mémoire qui ouvre l’image au rythme de la lecture ? « Cela » qui se construit dans l’esprit du lecteur n’équivaut pas « cela » à partir de quoi le poème s’est écrit. Le poème change de fonction pour l’œil auquel il s’adresse, il devient matrice de sensations et d’images et peut-être se rapproche-t-il ainsi des éléments qui ont présidé à sa naissance, qui l’ont suscité dans son désir d’outrepasser la seule description des surfaces peintes pour tenter de saisir l’émotion qui sourd du cadre ou du lieu d’une expérience en peinture, en traces dessinées, dans le mouvement des matières arrachées à la concrétude du monde, métamorphosées, mutées vers une abstraction dotée d’une puissance physique indéniable. L’œuvre de James Turrell en est l’ultime témoignage dans ce livre et ce propos de Jean-Luc Parant5 complète le poème de Stéphane Lambert en donnant l’une des clefs qui président à sa démarche : « [L’homme] ne pourrait pas vivre sur la terre si les distances ne transformaient pas le feu dans le ciel en lumière sur la terre. »

Dans ce livre, aucune ekphrasis, mais plutôt la déclinaison dans chacune des séquences d’une forme patiente d’hypotypose : on voit en effet se dessiner sous nos yeux « cela » que la peinture retient dans l’invisibilité propre au poème tenu par sa seule présence graphique dans le tracé mesuré de la lettre et l’art du rejet, « et cela encore / n’est rien / à côté de / ce que cela est », car le poème possède une force transcendante qui métamorphose la perception. Le lecteur du poème ne voit pas l’œuvre référence, l’implicite qui travaille l’écriture du poète, y compris à son insu. Le lecteur du poème reconstruit peu à peu, grâce à l’énergie intime du vers, de sa segmentation pensée, de son pouvoir allusif, le fantasme-image qui instruit le conflit entre l’expérience personnelle de la réalité et la rémanence rétinienne de ce que chacun a vu ou cru voir de la réalité objective, dans une confusion heureuse des œuvres et de leur pouvoir d’inscription, de citation du [dans le] réel. Ce mouvement, qui s’apparente au frottage, à la caresse, à l’échange érotisé entre soi et le monde que chacun ressent en acquiesçant à la présence de l’autre, c’est ce que révèle la peinture et sa surface vivante, en actes, geste propre à cet art que ne peut offrir la musique par exemple, certes liée elle aussi à l’outil, à l’instrument, mais qui ne génère pas, dans une matière palpable et physique, de déplacements objectifs, concrets, bien qu’elle aussi bouleverse les corps jusqu’à parfois les emporter. Différence essentielle liée au travail si différent du temps, contraint pour l’œuvre sonore par définition et nécessité, ouvert sans limites pour la peinture et ses dépliements – déploiements contemporains.

 

L’épisode chrétien du Noli me tangere6, qu’il faut comprendre comme l’instant à partir duquel la foi reposera non sur la vue, mais sur le témoignage de ceux qui ont vu, donne le ton dans notre culture savante de notre approche de la peinture depuis que le commentaire écrit s’est imposé comme accompagnement des reproductions, en premier lieu de celles des peintres copistes, des dessinateurs puis de celles des premiers ouvrages d’histoire de l’art destinés à un public plus large. À défaut de pouvoir approcher l’œuvre in situ, plus encore in vivo, d’être en capacité de « s’aventurer là où l’image disparaît », l’amateur s’adresse au discours tenu sur elle, en l’occurrence ici au poème de Stéphane Lambert, poème dont le régime d’écriture, s’il ressortit aux lois générales de la textualité, s’en distingue subtilement pour ne pas dire radicalement au sens propre : il s’enracine doublement, à la fois dans l’œuvre qu’il narre, qu’il glose, et dans l’histoire-même qui lui donne forme contemporaine comme héritier d’une tradition poétique, qui l’actualise dans un langage devenant langue.

Et c’est en ce point précisément que nous rencontrons la non moins célèbre formule d’Horace7, Ut pictura poesis, dont, dans le sillage d’un La Fontaine8, Stéphane Lambert déplace la thèse sur la correspondance des arts. Il écrit, en effet, dans la séquence consacrée à Christian C 9, « champ contre chant », vers qui peut se lire comme l’affirmation de l’opposition du visible et de l’audible, du représenté et de l’aural issu du poème, mais aussi comme la présentation de deux manières, deux pratiques en lien, ajointées l’une à l’autre dans l’acceptation de la différence qui les fonde et qui cependant compose leur identité de par l’usage duplice et ambigu de la préposition contre. « Cela » que le fabuliste opposait fermement, Stéphane Lambert propose de le penser dialectiquement, la question esthétique du beau étant commune à l’une et l’autre saisie du réel que sont l’art visuel et la poésie écrite. Certes, le poème n’abolit pas la distance entre le vu et le lu mais il métamorphose leur écart dans le mouvement de son adresse au lecteur.

Dans les deux cas, on touche des yeux (« les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser, plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme» écrivait Proust10) et par l’oreille peut-être plus encore car, dans le silence de la lecture optique, l’écrit demeure bruyant, lié à la mémoire sonore irrépressible de l’oralité du signe. Ce que la peinture nous cache, le poème l’écrit et ainsi le dit.

Ce dire en poème serait-il alors, pour paraphraser Jean-Luc Nancy11, « la vérité de la matière » ? Celle, par exemple, à l’image d’une rose de Jéricho, d’une « fleur / défunte tu seras fruit », devenue la « pomme qui dit la vérité » d’une humanité adamique, pomme sur les épaules de laquelle Yves Bonnefoy12 dessinait naguère un ourlet de neige. Mais ne nous trompons pas, nulle tendance paradisiaque chez Stéphane Lambert dont le sens du sacré, manifeste dans les plis de son écriture poétique, exclut toute posture fascinée, toute religiosité ou hallucination esthétique. Cela ne signifie pas que le critique que l’on connaît se serait déclaré poète pour de mauvaises raisons, croyant par exemple que la forme poème se prêterait mieux à une quête sensible du visible, bien au contraire. Stéphane Lambert s’équilibre dans l’écriture du poème pour à la fois cerner ce qui nous échappe et ce que nos yeux regardent sans le voir vraiment. L’ultime séquence consacrée à James Turrell constitue la meilleure preuve de cette alliance, celle du jaillissement de la lumière maîtrisée par le désir et le travail de l’artiste, avec la posée comme évidente des vers sur la page, irradiés comme « Dante / dans son paradis / de mots ».

On pourrait conclure cette lecture d’Art Poems en empruntant les mots suivants à Alain Badiou13 : « La poésie montre que la présence des objets n’est atteinte que si on les désobjective, et que, en quelque sorte, on les « remonte » autrement, dans l’invention langagière ». Dans ce livre exemplaire et sensible, Stéphane Lambert a su trouver et dessiner l’espace où se génère cette mutation si rare en poésie de l’image objective en poème, « les fragments / délaissés / par le tout / d’origine / dont seul / l’acte / des yeux / recompose / l’image complète », […] « sans autre loi que l’ordre invisible / le débordement des limites ».

 

1 Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Gallimard, 1947.

2 Otto Tolnaï, L’ombre de Miquel Barceló, trad. Lorand Gaspar et Sarah Clair, photographies de Josef Nadj, éditions L’Entretemps, coll. « lignes de corps », 2006.

3 « Je suis entré où ne savais / et je suis resté ne sachant / toute science dépassant »

4 À Gaeta (ville portuaire italienne située non loin de Naples, province du Latium), Cy Twombly, selon le peintre et cinéaste Julian Schnabel, « a vécu la poésie de son travail », une évocation, dit-il, des lignes d'Ezra Pound: « Que le vent parle / c'est le paradis ».

 5Jean-Luc Parant, L’Obscurité du vide, coll « La source & la suite », Les Venterniers, juin 2017.

6 Chapitre 20 de l'Évangile selon Jean, versets 11 à 18.

7 Horace, Art poétique, vers 361-365.

8 La Fontaine, Contes, « Le Tableau » (1674) : Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles / Ni les yeux ne sont les oreilles.

9 Reprise du poème Bribes de C , publié en mai 2013 à l’occasion de l’exposition « Invisible condition d’Image », Paris juin 2013. https://lesimpressionsnouvelles.com/bribes-de-c/

10 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu, tome 2, Gallimard 1919.

11 Jean-Luc Nancy, Marquage Manquant & autres dires de la peau, entretien avec Nicolas Dutent, éd. Les Venterniers, Saint-Omer juin 2017.

12 Yves Bonnefoy, Début et fin de la neige, Mercure de France, 1991.

13 Alain Badiou, « La poésie tout entière m’habite », entretien avec Nicolas Dutent, L’Humanité, novembre 2017.

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