Jean Daive, Le nœud (2) par Éric Houser

Les Parutions

11 juin
2025

Jean Daive, Le nœud (2) par Éric Houser

Jean Daive, Le nœud (2)

Un lit Empire peint en ocre jaune et en terre verte

 

[Deuxième partie]

 

Une conversation (celle de François Rouan avec Jean Daive) est-elle un labyrinthe ? Y a-t-il péril à s’y engager ? Je ne sais pas. Un transfert y opère, un transfert sauvage. Le lecteur que je suis s’y engouffre. Il en éprouve une joie. Elle se déplace à la lecture des trois autres textes qui composent Le nœud, avec à la fin les Documents qui s’y rapportent.

 

Jean Daive passe du temps à Knossos. « Mon projet n’est pas de comprendre le monde mais sa machinerie aussi complexe que la simplicité des hommes. » Il y a quelque chose d’initiatique dans l’épreuve qu’il… j’allais dire s’inflige, mais ça ne convient pas. Une épreuve, en tous cas, bien sûr aussi au sens que ce mot prend en photographie, en gravure (dans la conversation François Rouan évoque avec drôlerie l’entourloupe de Lacan, ce vieux grigou !, révérence gardée, Lacan jouant de la confusion entre les dessins et les gravures…). Une épreuve qu’il (JD) traverse. Qu’est-ce qu’on traverse ? Le temps plus que l’espace, non ? JD s’astreint, il y va, il y retourne. Dans le labyrinthe. Il faut du temps pour traverser le temps. « Chaque matin l’épreuve à vivre est de retrouver l’instant qui est perdu à jamais. Comment concilier à jamais et à l’infini. » Je ne crois pas qu’il y ait de conciliation possible, cher Jean Daive. C’est là le tragique. Le poète s’identifie (ah oui, vraiment ?) au Minotaure : « j’étais le Minotaure » (il n’est pas le seul). Ce qui m’adresse à la Comédie (Enfer, XII). Tel le taureau qui rompt ses liens, alors

qu’il a déjà reçu le coup mortel,

et ne sait plus marcher, mais sautille çà et là,

tel je vis sauter le Minotaure.

(traduction Risset)

Jean Daive ne sautille pas, car il est patient. Méthodique. Mais aussi : « je suis spéculatif et j’aime les décisions du hasard en particulier les combinaisons. » Beaucoup, beaucoup à dire sur ce texte très riche (Le Labyrinthe), qui personnellement m’enchante et que je lis & relis.  Seulement deux choses que je veux ajouter : JD fait le rapport entre le labyrinthe du monde et le labyrinthe de son oreille, anatomiquement exact ! L’anatomie (Freud : l’anatomie, c’est le destin - affirmation qui n’a jamais fait l’unanimité, aujourd’hui vouée aux gémonies…) apparaît aussi dans la magnifique anaphore de la page 42 : ce n’est pas… ce n’est pas… ce n’est pas… mais… Mais je ne vais pas me mettre à spoiler !

 

*

 

Jean Daive passe aussi du temps avec Emily Dickinson, avec Anne-Marie Albiach, il observe des machineries complexes, mais simples (les intendances), qui enseignent autant que les écrits. Elles-mêmes (ED, AMA) en ont parlé (écrit), parce que à la lettre ça compte, ce n’est pas un lien « naturel » (aux femmes l’intendance), donc. La conversation parle aussi de ça. La question n’est d’ailleurs pas d’en parler ou pas, mais de comment ! Emily Dickinson écrit le 5 avril 1852 (à Susie) : « je suis là avec mon petit fouet, à cravacher le temps, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une heure. »

Anne-Marie Albiach : « s’attacher aux objets - à l’espace - au concret - afin de pouvoir tenir jusqu’à la seconde, ultime si ainsi est-elle prévue. »

 

*

 

Je termine mon deuxième et dernier épisode avec non pas les Documents  (8 images) attenants au Labyrinthe et aux Intendances, mais avec une scène qui m’a bouleversé, évoquée par François Rouan dans la conversation. Afin de boucler la boucle. Il s’agit du dernier lit de Lacan, sis dans une chambre « dans laquelle il y avait une pénombre » (écrit Rouan), un lit Empire peint en ocre jaune et en terre verte. C’est sur ce lit que les deux amis, Rouan et Lacan, restent un moment assis côte à côte, avant l’arrivée d’une jeune podologue, venue pour s’occuper des ongles des pieds du vieillard. Je ne commente pas la scène, en raison des multiples condensations qu’elle recèle. Comme l’a écrit Jorge Luis Borges dans La Bibliothèque de Babel, tout écrit nous annule ou fait de nous des fantômes.

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis