Liliane Giraudon-Pot pourri par Éric Houser
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Une question commune, pas une affaire privée
L’expression reprise dans le titre du dernier livre de Liliane Giraudon (1), Pot Pourri, évoque le mélange et l’impureté, dans les domaines culinaire et musical entre autres. Quelque chose aussi de léger, de l’ordre du divertissement, un peu désuet. Mais ce titre est je crois un faux ami. De celle qui écrit et dessine (écrit-dessine ou écritdessine en un seul mot, comme elle aime à le dire), depuis des lustres et comme une damnée, « à corps perdu », on peut s’attendre à un geste plutôt radical, loin du pot-pourri comme genre convenu. À cet égard, le texte qui figure en quatrième de couverture est une bonne « entrée en matière », décrivant de manière programmatique et métaphorique à la fois le champ qu’elle a choisi d’investir et dans lequel elle se tient, seule et pas seule, vigilante, ferme, humaine. C’est une sorte de placard (je reviendrai sur ce terme), ou de stèle dressée, recouvert(e) de signes tissés ensemble, qui ont l’air à première vue difficiles à déchiffrer, tels des hiéroglyphes. Pourtant le texte qui s’affiche est parfaitement clair et bien frappé, pour peu que le lecteur fasse l’effort nécessaire : une lecture déchiffrage, lettre à lettre. En voici un extrait : « Un livre inséparable de la question commune à toustes, comment habiter le monde, celui-là, puisque le monde parle à travers le poème, le livre de poésie devient réceptacle de morceaux qui s’agencent, la puce dit du mal du pou, c’est elle qui met en branle le dispositif de désirs aveugles en désirs éventrés, de tentatives fraîches en solutions foireuses, au montage se trouve le destin, la poésie est un machin que vous imaginez même pas, elle connaît le système respiratoire des oiseaux, combien de millions de meurtres d’oiseaux chanteurs, leur sexe, aujourd’hui il faut s’engager dans l’écriture mais aussi dans la vie, il faut résister dans le scandale et dans la colère, plus que jamais naïfs comme les bêtes à l’abattoir, ici au dos du livre je te raconte ça dans un style non poétique pour que tu ne me lises pas comme on lit un poète, les actions de la vie y seront communiquées, ce seront elles la poésie du non poétique, puisque tout communique pourquoi vouloir communiquer, la volonté de se rendre libres, à la fin on pourrait l’appeler désespoir, la folie comme le poème n’est pas une affaire privée, la poésie énergie vitale dans toutes nos langues ». Texte proféré, et texte adressé. Texte bancal, comme écrit « à l’arrache », car il se fiche de la belle forme, du bon ordre des mots dans la phrase. Texte emblème, texte bouclier, dont la transcription que l’on peut faire en s’arrachant les yeux ne rend pas la violence, organique et vitale.
Un entêtement à la phrase comme au paragraphe
À l’intérieur du livre, passé le bouclier de la couverture, les morceaux se présentent selon diverses modalités sur la page (poème, photographie, assemblage de fragments, dessin), et s’agencent en fonction de la navigation propre à chaque lecteur, puisque « la lecture passe du trajet à la navigation » (page 31). La section la plus longue (« Ce qui s’affiche les nuits où tu n’as pas pu dormir ») est composée d’un ensemble de phrases et paragraphes très souvent autobiographiques, numérotés de 1 à 224 et répartis en trois sous-ensembles, chacun d’eux accompagné d’un dessin ressemblant à une carte à jouer qui figure un bouquet dans un vase. Bouquet pouvant évoquer aussi bien le végétal que l’organique (tube digestif, organes coupés). Tout communique. Comme l’écrit Andrea Inglese dans un article à paraître en italien (2), « le livre régresse au cahier de croquis c’est-à-dire qu’il revient à l’état chaotique dont il était issu, avant que le refroidissement, l’ordonnancement verbal et l’architecture typographique ne lui donnent forme ». Le livre, et à l’intérieur du livre chaque morceau. Liliane Giraudon procède par accumulation (copier/recopier, acte majeur de la poésie, de sa poésie, c’est aussi accumuler), répétition, variation. Ce qui implique que d’un livre à l’autre on retrouve des airs, des mots, des citations. Le pot pourri est du côté de la coupe, de la découpe (comme on découpe la viande). De la découpe entêtée. Dans l’écriture elle-même il y a souvent des effets de collision, de collage, une étrangeté inquiétante qui va parfois jusqu’à provoquer une sorte de micro-répulsion, puis dans un second temps quelque chose comme une ingestion, une assimilation au corps du lecteur / de la lectrice. Doublage et doublure, autres mots qui me viennent pour faire part de ce qui apparaît comme un axe dans l’écriture. Comme si les mots étaient toujours susceptibles de signifier autre chose, ou autrement, de développer leur potentiel d’ambivalence. Exemple (issu d’un entretien avec Nanni Balestrini repris dans le livret de l’exposition du cipM : « le poème alors non pas dépositaire de la poésie mais à la fois dépotoir et reposoir de l’aspect chronique de l’écriture au sens où l’on parle de maladie ». Trouble dans le genre généralisé…, que la découpe en phrases et paragraphes est susceptible de provoquer ou d’amplifier. Ce qui ne va pas sans une certaines brutalité, en tous cas un montage, opération fondamentale de son écriture. Et la numérotation ? À mon avis elle n’ordonne ni n’organise le texte, elle est peut-être là plus pour singulariser chaque proposition, l’isoler en quelque sorte de ses semblables, tout en sachant que tout comme le poème, une phrase n’est jamais seule. Je crois qu’il y a aussi, de manière plus archaïque et pour moi très touchante, un souvenir des comptages (pas loin de comptines) de l’enfance, des tables de multiplication des cahiers roses de la primaire, dont on a d’ailleurs une reproduction dans ce livre à deux reprises (« Fausse couche », « Les poètes sont des fils de putes »). La formule titre du poème dédié à Laurent Cauwet, « Chaque lettre est un placard », revient si j’ai bien compté 12 fois. Difficile de l’entendre en omettant l’un de ses sens possible : chaque lettre (lettre littérale, alphabétique, mais aussi lettre missive) est un placard (une affiche, comme celles que l’on voit dans les rues des villes et qui fleurissent noir sur blanc, généralement la nuit, pour dénoncer les féminicides et les violences faites aux femmes ; mais aussi le placard espace de rangement, ou de dérangement)…
(1) paru au même moment que l’exposition Liliane Giraudon, madame himself & l’humour poétasse, cipM, 20 septembre / 20 décembre 2025
(2) Donne in poesia, Le Lettere, Firenze, 2025 (citation reprise dans le livret de l’exposition du cipM)