le travail de la viande de Liliane Giraudon par Éric Houser

Les Parutions

07 déc.
2019

le travail de la viande de Liliane Giraudon par Éric Houser

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(souvent la chose se fait sans nous dans notre dos ou sous nos pieds et si elle ne s’accomplit pas le poème demeure un simple petit ossement décoratif déposé là et sans usage)

 

Un bon titre se distingue d’un mauvais titre notamment par un potentiel d’ambiguïté, qui lui donne une ouverture et augmente sa contenance.

 

le travail de la viande (il n’y a aucune capitale ici, ce qui est une sorte de signature chez cet éditeur et un geste doué de sens, d’autant plus que ce n’est pas systématique) est un bon titre. Et cela ne peut pas surprendre de la part de Liliane Giraudon, qui est experte en titres. Elle a d’ailleurs créé une « banque des titres », une banque généreuse dans laquelle il est permis de puiser, sans qu’il soit question de droits (ticket d’entrée) à payer ! Quand on prend la liste de ses derniers titres publiés, mettons les quatre derniers avant celui-ci, on a L’amour est plus froid que le lac (2016), Le Garçon Cousu (2014), Madame Himself (2013), Les Pénétrables (2012). La présence voir surprésence de capitales dans ces titres (comme chez les Anglo-Saxons) n’invalide pas au contraire, le choix ici du bas-de-casse (beau nom n’est-ce pas ?) contre la capitale, appelée aussi haut-de-casse. Je l’interprète comme un accent politique (cet adjectif que j’utilise avec des pincettes, je le trouve ici très justifié), l’affirmation d’une démocratie littérale qui s’accorde au projet du livre, à la composition de ses parties (j’allais dire : ses quartiers). En écrivant ce dernier mot je pense aux fameux tableaux de Soutine, ces quartiers de viande qui sont comme des crucifixions.

 

Si j’insiste autant sur le titre, c’est qu’il ne s’agit pas d’un élément décoratif, mais d’un geste fort, à tel point que dans la vie d’un livre, c’est d’abord le titre qui reste, c’est le titre qui contient la lecture et qui la propulse en avant. Le titre est un moteur, et il est important de le choisir avec toute son âme et tout son esprit. Tout son corps, aussi. L’expérience enseigne que justement pour ces raisons, le titre peut être (est souvent, de fait) un lieu conflictuel, notamment entre auteur et éditeur. Les objectifs de l’un et de l’autre ne sont pas forcément convergents.

 

Toujours en se posant sur le titre, il faudrait gloser le choix lexical de ces deux mots, travail, viande. Et sur ce qui les articule, ce génitif ambivalent (objectif ? subjectif ? les deux ?), en observant que ce mot, génitif, est proche de génital, de génération, d’engendrement. La viande travaille (= un accouchement), la viande est travaillée (= le boucher). On comprend déjà rien que dans ce titre qu’il va s’agir de quelque chose, dans ce livre, qui touche de près au corps, au corps humain et au corps animal (ce n’est pas tout à fait la même chose). Mais cela se retrouve dans tous les livres de Liliane Giraudon. J’aime sa radicalité, parce que au corps, elle y va radicalement, c’est l’une des rares à y aller comme ça. Le corps, chez elle, ce n’est pas un décor. Est-ce que c’est parce qu’elle est une femme ? Peut-être. Pas seulement. Il y a une thèse à écrire en tous cas sur le corps dans l’oeuvre de Liliane Giraudon, avis aux amateurs !

 

le travail de la viande est un livre composé. En imprimerie, la composition consiste à assembler les caractères pour former les lignes de texte (premier sens). En art, la composition consiste à répartir des formes à l’intérieur d’un espace (deuxième sens). Dans Mouvement des accessoires (deuxième partie, deuxième forme du livre), Liliane Giraudon bouleverse l’ordre des lignes (normalement empilées horizontalement), en en jouant comme avec des baguettes de Mikado. On peut choisir l’ordre de lecture, plusieurs sont possibles. C’est un clin d’œil à l’aléa, au hasard mallarméen dont on sait Liliane Giraudon connaisseur (normal, pour le poète ou la poétesse qu’elle est, aussi). Dans le premier texte de cette partie qui en comporte seulement cinq, je pique au hasard « la grammaire en démolition n’arrange pas le drame » : je le prends comme un avertissement concernant Oreste pesticide, le drame en quatre tableaux qui suit juste derrière (troisième partie du livre). Dans ce texte extraordinaire, très fort et très travaillé (travaillé ne veut pas dire rendu complexe par une écriture tarabiscotée !), je remarque effectivement que la grammaire (en tant que description plus que prescription des règles suivies pour construire des énoncés reconnus « corrects » par les locuteurs de la langue, ici la langue française) n’est pas démolie ni en démolition, elle est la vie de la langue parlée, de la langue des échanges verbaux, bien plus subtile et riche qu’un vain peuple de littérateurs pourrait le penser (ce n’est pas nécessairement le cas). Pour ma part, je trouve que cette troisième partie, qui suscitera peut-être gêne voire réprobation chez certains, est la plus singulière et la plus forte de tout le livre. Je ne vais pas la raconter ici. Je l’imagine complètement sur une scène de théâtre, et j’espère que cela se produira. On peut noter dans le titre, Oreste pesticide (excellent titre !) que pesticide (substantif et/ou adjectif) est proche de parricide plus attendu dans l’univers de la mythologie grecque. C’est un jeu de mots qui a du sens (c’est tout sauf gratuit).

 

J’énumère les autres parties (trop rapidement) :
- La fille aux mains coupées (première partie) est un conte (cruel) « réécrit à la suite d’une performance sur l’espace » : la grammaire n’y est pas démolie non plus, et l’espace y joue une ritournelle poignante ;
- Fonction Meyerhold (quatrième partie, médiane), presque ex-aequo en nombre de pages avec Oreste pesticide, est un long poème « adressé à celui qui paya de sa vie le fait d’avoir été au service du texte » (je reprends la quatrième de couverture). C’est un poème magnifique (dédié à Laurent Cauwet), bouleversant de justesse et de vérité ;
- Cadavre Reverdy (cinquième partie) est une lettre à Pierre Reverdy dans laquelle Liliane Giraudon exprime sa dette à l’égard du poète, auquel elle « doit » le titre (le titre, déjà) de son premier livre de poèmes, Je marche ou je m’endors (Hachette/Littérature P.O.L,1982). C’est une évocation très vivante, avec entre autres un focus que l’on peut estimer nécessaire sur la relation de Reverdy avec Coco Chanel, protectrice et amie, collaboratrice active avec les nazis. Doublée d’une réflexion sur l’acte poétique en rapport avec les actes de la vie (la conversion de Reverdy, « un pas de recul devant la vie », mais « le poème lui-même n’en a pas été touché ») : il est possible que cette évocation, quoique pudique, précautionneuse et en demi-teintes, déplaise, parce qu’elle n’évite pas de toucher du doigt des choses, et surtout des relations, que d’ordinaire on préfère tenir cachées (non dites). Parce qu’elles gênent aux entournures. Il ne s’agit pas du tout cependant à mon avis, pour Liliane Giraudon, de nous conduire à « réévaluer » l’œuvre de Reverdy à la lumière de faits et de comportements attestés ou interprétés, comme le pli semble malheureusement en être pris dans le monde bien-pensant de la culture (que l’on songe à Gauguin, à Polanski, récemment, et à tant d’autres, la chasse aux déviants n’ayant fait hélas que commencer : depuis quand déjà ?) ; 
- L’activité du poème n’est pas incessante (sixième partie), « mais elle peut se faire sans nous » : un texte très personnel et emporté (et même violent, comme un texte amoureux), où s’expose un rapport singulier à la lecture et à l’écriture, dans l’épaisseur d’une vie et d’une fidélité (à la vie, à l’art, à l’idée surtout que « notre poésie aujourd’hui c’est de réaliser qu’on ne possède rien », ainsi que l’écrit John Cage). On y voit des chèvres comiquement dévorer l’ABC de la lecture d’Ezra Pound, et on y croise la géniale (et tellement méconnue, au fond) Gertrude Stein, analyste grammaticale, pourvoyeuse d’énigmes pour la pensée, sur lesquelles on n’a pas fini (peut-être parce qu’on n’a pas vraiment commencé, par paresse) de se casser les dents ;
- B7 : un attentat attentif (septième et dernière partie, ou première dans une chronologie inversée), texte fonctionnant uniquement à partir de prélèvements, évoque Hélène Bessette, qui en 1946 (année de naissance de Liliane Giraudon) monte à Notre-Dame de la Garde à Marseille avant d’accoucher de son deuxième fils. On pourrait sous-titrer ce texte « Identification d’une femme ». L’identification (de LG à HB) nous atteint, nous questionne (nous lecteurs) comme la passion du Christ, ou comme celle de la fille aux mains coupées du conte. La prédelle peut alors se refermer.

 

Le titre de chaque partie est accompagné d’une vignette (gravure, photographie publique ou privée - de Liliane Giraudon ou de son fils Marc-Antoine Serra) qui ne s’en décale pas mais le souligne, éventuellement avec une certaine ironie (je pense à la première partie, le conte).

 

Capable d’exprimer une joie forte, traversé dans tous ses quartiers par un souffle tragique (voire épique), le travail de la viande est un livre transgenre (littéralement !) qui importe, qui importune (l’ordre établi, y compris littéraire), et qui tranche dans le paysage. On est aussi loin que possible de toutes les manipulations et récupérations formalisantes dont un certain milieu de la poésie contemporaine semble friand, et ça fait du bien.

 

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