Catherine Weinzaepflen-Un précipité par Marion Honnoré

Les Parutions

23 nov.
2025

Catherine Weinzaepflen-Un précipité par Marion Honnoré

Catherine Weinzaepflen-Un précipité

 

« Dans ces pages un précipité d’enfance »,

 

nous prévient-on immédiatement. Mais qui, on ? L’autrice ? Wendy, l’enfant sujet du livre ? Ou l’autre-voix, de l’autre scène, de l’autre côté ?

 

Car le poème est ainsi conçu que sur la page de gauche se lit l’enfance de Wendy, tandis que sur la page adverse – ainsi désignée sur la quatrième de couverture, affleure un autre discours.

 

Wendy et son copain Nathan vont à l’école, regardent les poissons-volants, jouent au parc dans la neige, puis rentrent à la maison où

 

« sa mère réchauffe mains et pieds

entre ses grandes mains

elle a les mains chaudes »

 

À hauteur d’enfant tout semble heureux, léger, même si Wendy est pauvre (elle et sa mère vivent en colocation) tandis que Nathan est riche (ses parents ont une bonne), ils s’en fichent les enfants des riches et des pauvres ­— je me demande tout de même s’ils s’en fichent vraiment— du moment qu’ils attrapent des têtards, mais la page de droite — je me demande tout de même si elle est bien de droite cette page — nous apprend que

 

un homme s’est introduit dans le château des Windsor

muni d’une arbalète

projetant de flinguer la reine

il a été arrêté

 

De gauche à droite le temps s’étire à l’hiver succède le printemps, on peut chercher des œufs dans le grand jardin de Nathan, tout va bien on vous dit, sauf que

 

on croit que

on pense que

or il n’y a pas d’enfance heureuse

 

Effectivement je comprends mieux pourquoi celle que certains appellent la belle page (celle de droite, donc, plus immédiatement saisie par le regard, plus chère pour les annonceurs qui vendent du parfum dans les magazines) est ici nommée la page adverse. Par un saut dans le temps, de gauche à droite c’est bien de perte qu'il s’agit, perte de l’enfance, de la jeunesse, inexorables, pertes plus singulières mais toutes aussi universelles, les deuils, les divorces, la vie, celle qu’on n’imagine pas quand on est petite fille.

 

Le dispositif pourrait sembler un peu artificiel si Catherine Weinzaepflen ne prenait soin de montrer dès le début qu’il y a quelque chose de perdu. Et que l’enfant le sait. Et qu’il ne faudrait pas trop le prendre pour un idiot, l’enfant

 

Wendy s’assoit scrutant le parc en face

dans son dos une rangée d'iris

leur belle couleur violette leur fragilité (Les iris dans un vase ça ne tient pas)

 

Assise face à la rue les mains dans le dos

elle casse un

puis deux

iris

elle a les doigts poissés d'une sève blanche

remonte chez elle

de peur d'être découverte

 

Il serait faux de croire que l’autrice idéalise l’enfance, comme c’est souvent le cas, non, dès l’enfance la perte est là, tapie, le ver est dans le fruit,

 

Wendy n'a pas pensé à Nathan

depuis longtemps

le corps blessé rend le cœur fragile

où est passé Nathan ?

 

 (…)

 

Il serait faux de croire que l’un remplace l’autre, « un de perdu... », toutes ces conneries,

 

Asara est plus petit que tous

plus rapide

arrivé de nulle part

basané de surcroît

le nouvel ami de Wendy

 (…)

Asara vient d'un pays

avec crocodiles

 (…)

où la plupart des noms

commencent par la lettre A

à l'école il est bon

en histoire et en géographie

et puis disparaît

la maîtresse dit seulement «raisons familiales»

et chacun imagine

 

tous ces gens que je perds

se dit Wendy

 

 (…)

 

Les adultes ne soupçonnent pas

les chagrins d'amour des enfants

ils ont oublié les leurs

 

Les saisons passent, et les années

 

À trois ans sur un tricycle

des nœuds dans les cheveux (...)

à six ans cheveux courts

frange à la Louise Brooks (...)

À sept ans (…) sa mère lui offre une bicyclette blanche

la bicyclette blanche c'est

la liberté

 

À l'âge adulte

c'est quoi la liberté ?

 

 

D’une page à l’autre, d’un hier faussement enchanteur à un présent résolument désolé, Catherine Weinzaepflen écrit la temporalité, son irrémédiable, par-delà les contingences des époques

 

aujourd'hui en France

les hommes ne meurent plus à la guerre

ils meurent avant leur quarantième année

d'accidents

violents

 

Les mots de l’autrice œuvrent à la manière des photos instantanées et distillent une tristesse surannée

couleurs, odeurs,

disparues à jamais

 

on est dimanche

ce drôle de jour blême

 

En chimie, un précipité désigne un résidu, un drôle de corps formé par la réaction d’une ou plusieurs substances en solution. De ce précipité d’enfance vers l’âge adulte puis la vieillesse, ce qu’il nous reste, c’est une absence de solution.

 

Car

 

comment contrer la tristesse

ne pas avoir de regrets

se souvenir des moments heureux

 

Quand

 

le pire est à venir

 

et que

 

l'extrême droite continue

de progresser

les anciens partis PS et LR

sont laminés

l'écologie tout le monde s'en fout

 

Peut-être aurons-nous moins de regrets à vieillir et mourir dans ce monde qui advient et que nous n’aimons pas

 

 même si

 

la vieillesse est pour lui

une offense sans vengeance possible

alors il dort

beaucoup

car dans ses rêves

les temps mêlés le calment

il reconnaît celle qui lui enveloppait

le sexe

dans un foulard de soie

 

Une lecture belle, et triste.

 

 

 

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