Catherine Weinzaepflen-Un précipité par Marion Honnoré
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« Dans ces pages un précipité d’enfance »,
nous prévient-on immédiatement. Mais qui, on ? L’autrice ? Wendy, l’enfant sujet du livre ? Ou l’autre-voix, de l’autre scène, de l’autre côté ?
Car le poème est ainsi conçu que sur la page de gauche se lit l’enfance de Wendy, tandis que sur la page adverse – ainsi désignée sur la quatrième de couverture, affleure un autre discours.
Wendy et son copain Nathan vont à l’école, regardent les poissons-volants, jouent au parc dans la neige, puis rentrent à la maison où
« sa mère réchauffe mains et pieds
entre ses grandes mains
elle a les mains chaudes »
À hauteur d’enfant tout semble heureux, léger, même si Wendy est pauvre (elle et sa mère vivent en colocation) tandis que Nathan est riche (ses parents ont une bonne), ils s’en fichent les enfants des riches et des pauvres — je me demande tout de même s’ils s’en fichent vraiment— du moment qu’ils attrapent des têtards, mais la page de droite — je me demande tout de même si elle est bien de droite cette page — nous apprend que
un homme s’est introduit dans le château des Windsor
muni d’une arbalète
projetant de flinguer la reine
il a été arrêté
De gauche à droite le temps s’étire à l’hiver succède le printemps, on peut chercher des œufs dans le grand jardin de Nathan, tout va bien on vous dit, sauf que
on croit que
on pense que
or il n’y a pas d’enfance heureuse
Effectivement je comprends mieux pourquoi celle que certains appellent la belle page (celle de droite, donc, plus immédiatement saisie par le regard, plus chère pour les annonceurs qui vendent du parfum dans les magazines) est ici nommée la page adverse. Par un saut dans le temps, de gauche à droite c’est bien de perte qu'il s’agit, perte de l’enfance, de la jeunesse, inexorables, pertes plus singulières mais toutes aussi universelles, les deuils, les divorces, la vie, celle qu’on n’imagine pas quand on est petite fille.
Le dispositif pourrait sembler un peu artificiel si Catherine Weinzaepflen ne prenait soin de montrer dès le début qu’il y a quelque chose de perdu. Et que l’enfant le sait. Et qu’il ne faudrait pas trop le prendre pour un idiot, l’enfant
Wendy s’assoit scrutant le parc en face
dans son dos une rangée d'iris
leur belle couleur violette leur fragilité (Les iris dans un vase ça ne tient pas)
Assise face à la rue les mains dans le dos
elle casse un
puis deux
iris
elle a les doigts poissés d'une sève blanche
remonte chez elle
de peur d'être découverte
Il serait faux de croire que l’autrice idéalise l’enfance, comme c’est souvent le cas, non, dès l’enfance la perte est là, tapie, le ver est dans le fruit,
Wendy n'a pas pensé à Nathan
depuis longtemps
le corps blessé rend le cœur fragile
où est passé Nathan ?
(…)
Il serait faux de croire que l’un remplace l’autre, « un de perdu... », toutes ces conneries,
Asara est plus petit que tous
plus rapide
arrivé de nulle part
basané de surcroît
le nouvel ami de Wendy
(…)
Asara vient d'un pays
avec crocodiles
(…)
où la plupart des noms
commencent par la lettre A
à l'école il est bon
en histoire et en géographie
et puis disparaît
la maîtresse dit seulement «raisons familiales»
et chacun imagine
tous ces gens que je perds
se dit Wendy
(…)
Les adultes ne soupçonnent pas
les chagrins d'amour des enfants
ils ont oublié les leurs
Les saisons passent, et les années
À trois ans sur un tricycle
des nœuds dans les cheveux (...)
à six ans cheveux courts
frange à la Louise Brooks (...)
À sept ans (…) sa mère lui offre une bicyclette blanche
la bicyclette blanche c'est
la liberté
À l'âge adulte
c'est quoi la liberté ?
D’une page à l’autre, d’un hier faussement enchanteur à un présent résolument désolé, Catherine Weinzaepflen écrit la temporalité, son irrémédiable, par-delà les contingences des époques
aujourd'hui en France
les hommes ne meurent plus à la guerre
ils meurent avant leur quarantième année
d'accidents
violents
Les mots de l’autrice œuvrent à la manière des photos instantanées et distillent une tristesse surannée
couleurs, odeurs,
disparues à jamais
on est dimanche
ce drôle de jour blême
En chimie, un précipité désigne un résidu, un drôle de corps formé par la réaction d’une ou plusieurs substances en solution. De ce précipité d’enfance vers l’âge adulte puis la vieillesse, ce qu’il nous reste, c’est une absence de solution.
Car
comment contrer la tristesse
ne pas avoir de regrets
se souvenir des moments heureux
Quand
le pire est à venir
et que
l'extrême droite continue
de progresser
les anciens partis PS et LR
sont laminés
l'écologie tout le monde s'en fout
Peut-être aurons-nous moins de regrets à vieillir et mourir dans ce monde qui advient et que nous n’aimons pas
même si
la vieillesse est pour lui
une offense sans vengeance possible
alors il dort
beaucoup
car dans ses rêves
les temps mêlés le calment
il reconnaît celle qui lui enveloppait
le sexe
dans un foulard de soie
Une lecture belle, et triste.