Veules-les-Roses-Gabrielle Schaff par Marion Honnoré
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Veules-les Roses, c’est une commune enfin un village enfin un bourg
Veules-les-Roses c’est un poème géographique, la carte sans le territoire, le voyage immobile, un dialogue sans tiret pour donner la réplique, pourtant des tirets il y en a dans Veules-les-Roses :
« Ça s'appelle Veules-les-Roses avec des tirets
Veules tiret les tirets Roses
Pas Veules-sur-mer
Alors que c'est au bord de la mer »
Donc on ouvre Veules-les-Roses, on part en villégiature, on va se promener, on va prendre l’air, falaises, Étretat, crèmes glacées et tout ça sauf que
non.
A Veules-les-Roses il y a surtout des morts, beaucoup de morts
« Les croix qu’il y a
Toutes ces croix.
De quoi sont-ils morts ?
Les Veulais ?
Pas les Veulais.
Les Varengevillais.
De quoi y sont morts ?
Les Varengevillais ?
Toutes les tombes qu’il y a (…).
Nous qui voulions aller à Veules
Voir la mer
On va voir des morts. »
A Veules-les-Roses il y a des tombes qui menacent de tomber il faut dire qu’on est un peu penchés à Veules-les-Roses disons qu’on est en équilibre, trop près du bord, de la falaise, même l’Eglise elle se casse la gueule.
Mais techniquement on y va comment à Veules-les-Roses ?
« Plusieurs voies possibles
aérienne
ferroviaire
maritime
routière
Routière ! Routière !
D'ici tu prends la D2
Ah non !
Pas la D2 !
Pas tout de suite
Du tout tout tout début du bout du boulevard
Itinéraire bis
Même durée périphérique nord
direction : Dieppe »
Déambulation joyeuse, le texte de Gabrielle Schaff nous enseigne que le voyage a plus de valeur que la destination, et que derrière les façades d’agrément se sédimente l’Histoire entière.
Le rythme du poème est celui de la conversation errante, du dialogue incertain, des itinéraires hasardeux au gré d’une langue vive et enlevée.
Et sous le burlesque de surface tout le tragique d’un monde se terre.
Gabrielle Schaff nous conduit à Veules-Les-Roses par des chemins de traverses ou par un long détour.
On s’est peut-être un peu paumées Gabrielle, qu'est-ce qu'on fout à Giverny ?
« Ah ! Giverny !
Ah ! Les Nymphéas !
Pause pique-nique ?
Rillettes de thon
Si ça te va
sur un banc
Ah ! Aux Nymphéas y a pas de banc
(…)
on ira juste manger sur le banc du buste (De Monnet)
Avant de bifurquer vers Veules. »
Ok, bifurquons. Je te suis Gabrielle. Je t’accompagne dans ce périple. On se perd. On change d’avis. On fait demi-tour. Puis on repart. Comment ? Va-t-on seulement voir Veules-les-Roses ? Peut-être devrions-nous tenter la voie fluviale ?
« Y a pas de bateaux sur la Veules
C’est un ruisseau un caniveau
Où gît
un filet de rien du tout pas de débit
Une barque à la rigueur dans la rigole et c’est tout
Et encore
A fond plat. »
« Alors comment ils venaient les Veulais
Pour faire des flux migratoires sans débit à l’inverse du bon sens
(…) »
Très bien, allons à Veules. On va se baigner ?
On peut pas, on peut plus,
« Le pied de l’homme
a pu jouer pour creuser les sillons de la Veules
ou plus vraisemblablement ses déjections
nous qui voulions des roses et du cresson
comme quoi
dès qu’on creuse le sujet
c’est la merde. »
D’accord, d’accord, on se baigne pas mais bon. On peut voir quoi à Veules-les-Roses ?
Ben les anguilles.
« Les anguilles.
Les fameuses anguilles de la Veules
avaient besoin de la remonter avant d’arriver
à la mer
(...)
L’anguille, ce mystérieux poisson d’eau douce.
Un aménagement a été construit par la nouvelle municipalité à cet effet en 2006 avec le précieux
soutien du conseil régional
Ah ! Le conseil régional
Et du bureau des études des anguilles du Pays de Caux et du ministère de l’égalité des chances
C’est bon, ça, les anguilles du pays de Caux ?
A maturité sexuelle et avec une persillade. »
A part les morts et les anguilles y a des trucs bien à Veules-les-Roses ?
Oui. Les débris. C’est qu’il y a eu la guerre à Veules — d’où les morts. Et maintenant, les éboulements.
« Pourquoi ?
Ça s’était éboulé ?
C’était pas éboulé-éboulé
C’était même pas érodé
C’était complètement bombardé
Le résultat est le même
C’était les Anglais.
(…)
Et les débris qu’est-ce qu’on en fait ?
(…)
On a reconstruit au-dessus des os des débris on a surélevé la ville
La résilience. »
Au gré des pages je me demande si on va seulement y arriver, à Veules-les-Roses. Et je comprends que ça n’a aucune importance.
Les philosophes grecs distinguent le skopos, le but à atteindre, la destination idéale — Veules-les-Roses, la ville— du telos, la manière d’atteindre ce but, la belle façon, le mouvement dans son déploiement harmonieux — Veules-les-Roses le poème.
Parce qu’en fait, qu’est-ce qu’on peut voir à Veules-Les-Roses ?
« Rien.
Du tout
De tout
Du tourisme
Tourisme : voyager de façon touristique
Touristique : qui est relatif au tourisme ou qui attire les touristes
Est touristique
ce qui est touristique
Les touristes
viennent pour voir en vrai ce qu'ils
ont déjà vu en faux dans
des photos
peintures
guides
touristiques.
Voilà pourquoi j’aime Veules-Les-Roses-Le-Poème. Parce que l’écriture de Gabrielle Schaff se situe à l’exact opposé du tourisme ; on flâne, on se fait gentiment balader, mer émeraude chemin côtier et là on voit
les morts, les plages rondes de galets blanchis par les ossements des morts, la vie, ordinaire, prosaïque, et même, le maire, une star, Jean Maret :
« Ah ! Jean Marais !
Masque de fer
Fantomas
Lui c’est Maret M-A-R-E-T
pas M-A-R-A-I-S
Et le vrai Jean Marais ne s’appelait pas
Jean Marais mais Jean Vilain
Il n’a jamais été veulais de sa vie
On peut se fier à rien si même Jean Marais
n’est pas Jean Marais mais Jean Villain
Et si la Veules devient le Dun »
Au fil des pages, la poétesse nous interroge : tu veux toujours aller voir Veules ?
Et bien je ne sais plus trop en fait. Ce sera jamais aussi bien que ce road-trip stationnaire, drôle, inventif. Ce ne sera jamais aussi bien que les mots de Gabrielle Schaff et leur pouvoir de tout montrer sans que jamais rien ne soit vu : cartographies imaginaires, atlas routiers, chemins fluviaux, vestiges de guerre ,touristes anglais, et tout ça sans bouger du canapé.
Tu veux toujours aller voir Veules ?
Franchement je sais pas, on ne se baigne jamais deux fois dans la même Veules,
« et les roses, c’est pas de l’eau »
Tu veux toujours aller voir Veules ?
« Pourquoi pas quitter Veules
(…)
Dans ce cas
Finissons-en avant de commencer
(...)
Qu’on en finisse ou qu’on commence
C’est pareil
C’est comme pour la falaise qui se décrépite
Rien de mieux que l’érosion ou les bombardements pour remonter le temps
Parfois on retrouve des traces d’avant
Des fossiles
Mais au fond
La pierre d’hier et celle d’aujourd’hui
C’est pareil »
Tu veux toujours aller voir Veules ?
Non, non, je ne veux pas aller voir Veules, je ne veux plus aller voir Veules, mais je veux bien un autre voyage dans la langue de Gabrielle Schaff. Parce qu’on a pas seulement bien rigolé. On n’a pas seulement marché sur des tombes. Ce chemin-là, dans ces mots-là, moi ça me laisse toute éboulée.