Séverine Daucourt, Poudreuse par Marion Honnoré
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« Tiens regarde par la fenêtre les flocons qui défilent.
C’est beau je pourrais essayer d’en faire la chronique. »
Dans Poudreuse, Séverine Daucourt pose une alternative :
regarde tomber la neige
ou
crève au taf.
Parce que la vie au taf ce n’est pas folichon.
« Il y a trop de stimulations de notifications d’informations de mesures de données précipitées tu sens un flux imprévisible sans un répit pas même celui de l’habitude »
« Quelle pagaille dans l’orchestre.
Tu es bien placé parmi les instruments disposés entre eux par le chef sur le plan le plus favorable pour lui.
Un deux trois ça va commencer.
Symphonie du déluge dans la fosse.»
C’est même insupportable, la vie au taf.
« Tu es prévenu le rythme est fatiguant mais c’est intéressant tu touches un peu à tout tu as ton poste à toi sous l’avalanche contrairement à la masse fondante.
Tu t’impliques. »
La vie au taf est si absurde qu’il y a des managers « solistes » pour nous aider à déchiffrer la partition :
« Le métier de soliste est de faire tenir l’intenable avec des mots. »
« Ils savent que ce qu’ils disent n’est pas vrai mais que ça puisse l’être suffit bien. »
« Ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ils martèlent qu’en manœuvrant à fond la caisse dans tes fonds de caisse ils te prêtent aussi de l’attention car ils construisent tes rêves et que tu n’es pas à l’abri de devenir riche qu’on a tous à y gagner que tu seras accepté partout où tu en as besoin que tu vas pouvoir prendre le futur en main avec ton métier tout le temps jamais pareil assurément humain que la vie est trop courte et que le monde bouge. »
Mais les seules choses qui bougent sont ces petits cristaux derrière notre lucarne. Parce que, depuis quand, déjà ? – il neige.
« C’est quoi la neige ? tu te demandes.
Et le médecin leur demande : au travail, ça va comment ?
Effondrés sur le fauteuil incapables d’aligner deux mots ils répondent qu’ils sont dépassés mais qu’ils ne peuvent vraiment pas s’arrêter en ce moment.
Ils ont trop à faire.
Il ne les écoute pas et les arrête quinze jours en se gardant bien de dire que c’est pour commencer. (…)
Qu’ils vont devoir assumer.
De se laisser chuter. »
La vie au taf c’est tellement dur que « tu comprends que pour supporter certains font du hors-piste (dans les ZAD ou les chantiers collaboratifs). »
La question n’est pas de profiter de la neige qui tombe sans discontinuer pour enfin ralentir notre vie à la con ; mais s’énoncerait plutôt ainsi : c’est parce que la neige tombe qu’on n’a pas d’autre choix. Que d’arrêter.
La neige fait ce qu’elle veut.
« La neige leur dit viens je connais un raccourci mais elle s’en fout d’arriver à bon port. »
La neige va où elle veut.
« La neige et eux poursuivent leur route, la neige devant. »
La neige impose sa propre temporalité.
« Elle a ça de commun avec l’inconscient la neige elle ne voit pas le temps passer.
Elle a l’âge de la mémoire. »
Elle nous laisse quelque latitude,
« le temps conscient reprendra ça et là avant de se reperdre dans la neige. »
puis nous égare, à l’image de ces petits flocons titubants sur nos pages, présence graphique discrète et entêtante — décidément tout est beau dans la collection Poésie commune des éditions MF, le dehors, le dedans.
La neige colle à la peau
« Elle fait mine de sourire comme d’habitude et ferait presque croire qu’un jour il n’y aura plus de neige. »
« Regarde, elle est devenue transparente tu vois enfin au travers.
Tu distingues malheureusement un cul de sac au fond duquel elle réapparait.
Ça schlingue dans l’impasse. »
elle nous encercle, inexorable
« Il y a tant de gens seuls qui ont perdu d’abord quelque chose ou quelqu’un ou le nord ou la santé puis qui perdent la neige et se ruent à ses trousses. »
sans que l’on puisse lui échapper
« Elle est sans question alors que toi tu fabules sur les raisons de la quitter tu te dis perte de richesse peut se réparer mais perte de temps nous ruine tu veux flâner, flâner sans plus t’en rendre compte flâner quoi cesser de ramasser les miettes d’un bonheur à venir.
Le temps qui passe est-il du temps perdu ?
Et pourquoi la vie se réduit-elle aujourd’hui à cette question ? ».
Poudreuse est un texte politique, qui montre la novlangue libérale et la violence manageriale, mais sans le dire, sans l’expliquer par A plus B. Là où d’autres décortiquent/analysent le parler de l’entreprise, Séverine Daucourt l’évoque, tout légèrement, comme un flocon.
Et nous ramène à l’essentiel. Et à l’urgence de faire la sieste. En regardant tomber la neige.
« Mais ils n’arrivent pas à dormir les pauvres ils font semblant tandis que sous leur peau ça brûle. »
« La brûlure est immense, aujourd’hui est oublié depuis déjà hier et le présent sous hormones essaie de prendre son temps pour sa transition pour sa sécession nécessaire pour léguer un terrain en libre service ouvert H 24 à la pagaille ouvert à la neige qui tombe, tombe avec son impitoyable vue d’ensemble. »
Prendre son temps et ne plus perdre sa vie à la gagner, dans la torpeur de la poudreuse, on en rêve tous, personne le fait,
« Toi qui rêve du grand ralentissement voilà que ça t’embête
Tu regardes le temps s’infiltrer dans la neige pour terminer au sol. »
« La neige aurait pu prendre son temps mais tu sais qu’elle l’abolit je l’ai déjà écrit. »
Peut-être pourrait-on suggérer aux « solistes » qui nous gouvernent un séjour en montagne ? Et à Dieu, s’il existe, une bonne grosse avalanche sur ces encravatés ?