Étienne Fabre, Un certain Louis Wolfson par Jacques Barbaut
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« Bartleby, ou la formule », tel est le chapitre qu’initialement Etienne Favre désire consulter à la Lecky Library, alors qu’il est étudiant en littérature comparée au Trinity College de Dublin en 2014 (« les cours étaient à chier, bâclés par des professeurs qui les tiraient de Wikipédia pour enfoncer des portes ouvertes sur Joyce, Dante, Proust », p. 45-46), lequel se retrouve happé (quelques indices biographiques seront distillés quant à cette aimantation) par la découverte d’un article voisin de Gilles Deleuze, recueilli dans Critique et Clinique — à l’exergue tiré du Contre Sainte-Beuve de Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » —, intitulé « Louis Wolfson, ou le procédé ».
Cet article, qui tente à toute force de faire entrer Wolfson dans une généalogie, voire une famille — et tout de suite, ce sont Roussel et son « fameux procédé », Jean-Pierre Brisset pour le délire linguistique, Artaud pour la rage et les expériences asilaires —, est la reprise de la préface deleuzienne à un livre publié en 1970 par Gallimard dans la collection « Connaissance de l’inconscient », dirigée par J.-B. Pontalis, intitulé Le Schizo et les langues, écrit par « un certain » Louis Wolfson, lequel ne publia jamais — outre la parution en quelques revues d’importance, Les Temps modernes (1965), Change (1974), Revue de littérature générale (1996)… — qu’un second ouvrage, qui connut deux versions successives (Navarin 1984, Attila 2012) : Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan.
On recommence — et toutes les études consacrées à L.W. recommencent à peu près de la même façon : le 12 novembre 1963, Gallimard reçoit par la poste un gros manuscrit dactylographié en provenance de New York qui a pour titre : Le Schizo et les langues ou La Phonétique chez le psychotique, suivi de la mention : « Esquisse d’un étudiant de langues schizophrénique » – lequel se désigne aussi comme « l’étudiant malade mentalement » ou « l’étudiant d’idiomes dément ». On fait suivre le « monstre » à Queneau (dont on connaît le goût pour les fous littéraires), la sentence tombe, c’est le tout premier avis : « D’un intérêt exceptionnel. »
Étienne Fabre se lance à la poursuite, mais à distance respectueuse, de son auteur en perpétuelle(s lignes de) fuite, reconstituant à grands traits un itinéraire biographique lacunaire : l’enfance et l’adolescence avec la mère honnie à New York ; le diagnostic de schizophrénie qui s’abat sur lui alors qu’il est étudiant en médecine, les séjours en hôpital psy, l’expérience des électrochocs ; les divers stratagèmes, mesures de protection et substituts mis en œuvre pour tenir à l’écart la langue maternelle, soit l’anglo-américain ; les routines d’un inlassable parieur de turf arpentant les hippodromes new-yorkais, la vie de semi-clochardisation qu’il mène après le décès de sa mère, l’errance entre New Jersey, Chicago et Québec, le Canada dit « français » ; le déménagement à Porto Rico, l’improbable gain de plus de deux millions de dollars à une loterie de supermarché (« et c’était comme si l’univers qui l’avait tant châtié, puni, humilié l’avait enfin récompensé par ces millions qui étaient comme une grande réparation pour lui, un moment messianique », p. 101), l’achat cash d’un appartement à San Juan, capitale de l’île, suivi de la perte quasi totale du magot lors de la crise des subprimes de 2008, en conséquence de mauvais placements (junk bonds)…
Il détaille les raisons des quelque sept années qui furent nécessaires entre la réception du Schizo rue Sébastien-Bottin et sa publication effective en 1970, soit tergiversations du comité de lecture, vicissitudes éditoriales (doit-on lisser ce français imparfait, impur, de substitution ?), réécriture interminable, exigences de l’auteur pour remplacer le texte princeps par des passages retravaillés et pour y ajouter des chapitres nouveaux, réformes orthographiques demandées, titre à changer, texte labile, littéralement infixable, plurilinguisme, transferts et glissements d’un idiome à l’autre, distance géographique, difficultés de communication, prise en compte enfin de « l’impulsivité, la paranoïa, l’angoisse, l’autisme de Wolfson » (28).
Ce livre hybride, hétérogène — roman, récit, investigation, essai —, fait de bric et de broc, se veut d’abord une enquête sur un homme, son œuvre, et sur les sources d’une obsession : « une obsession brûlante tenace, mordante, pour un écrivain, dont l’importance aux yeux des psychiatres nous sautait moins au visage, parce que, pour nous c’était avant tout un artiste de lui-même » (141, le « nous » valant à cet endroit pour Etienne Fabre et Duccio Fabbri, cinéaste italien auteur du film documentaire Sqizo, 70 min, 2020).
Il recueille entre autres le récit des trois jours bordéliques d’un colloque new-yorkais — intitulé « Schizo-Culture : une révolution du désir », novembre 1975 — initié par Sylvère Lotringer à Columbia, qui y invite quelques auteurs de la (bientôt) French Theory, Deleuze, donc, Guattari, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, mais aussi Jean-Jacques Lebel, William Burroughs, John Cage, et sans doute Wolfson en personne ; un chapitre reprend la transcription de la seule interview écrite que l’on connaisse (L’Âne. Le magazine freudien, 1984, où ce célibataire absolu laisse cours à son nihilisme radical et appelle de ses vœux une apocalypse rationnelle et programmée, une destruction totale et organisée du genre humain : « Je suis pour prévenir la souffrance de façon à ce que les gens ne soient plus à naître, parce qu’il y aurait un nuage radioactif autour de la planète Terre. C’est pourquoi je suis en faveur de bombes, pour mettre une telle radioactivité autour de la planète Terre que plus aucune vie ne pourrait naître »), ainsi qu’un article, donné en appendice, de Paul Auster, « New York Babel », une recension élogieuse du Schizo primitivement publiée dans le New York Review of Books en 1975 : « Gallimard a fait, à mon avis, une erreur grave en publiant Le Schizo et les langues dans le cadre d’une série sur la psychanalyse. En imposant à ce livre une étiquette, ils ont d’une certaine manière tenté de domestiquer la révolte qui donne au texte sa force extraordinaire, d’adoucir le sursaut de rage qui sous-tend de bout en bout l’écriture de Wolfson. »