E. E. Cummings New York par Jacques Barbaut
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Érotiques, Paris, New York
(Cummings x 3)
Trois volumes d’anthologie thématiques sont désormais parus dans un même format, sous une même unité, chez le même éditeur : chacun de ces volumes est enrichi par des dessins de Cummings lui-même, préfacé par leur traducteur Jacques Demarcq, qui a aussi effectué la sélection des textes proposés (une quarantaine d’extraits, poèmes et prose, si l’on veut conserver cette bipartition, tirés des recueils Tulipes & Cheminées, No Thanks, 1 x 1, XAIPE, 95 Poèmes, d’articles de revues, de lettres privées, à sa mère, à Ezra, de je:six inconférences…), organisé leur ordre de passage.
Trilogie publiée chez Seghers, en version bilingue : les textes en V.O. figurent à gauche — et un simple coup d’œil sur leur traduction en vis-à-vis, ou en belle-page, permet de réfuter le fameux concept du « coefficient de foisonnement » (idée reçue évoquée récemment par Claro sur son blog), qui voudrait qu’une traduction de l’anglais soit nécessairement toujours plus longue que l’original.
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Le premier volet du triptyque, Érotiques, fut avancé dès 2012 (rééd. 2022), introduit par un préliminaire, « Sexe, amour et poésie » :
« Mais c’est dire qu’elle [la poésie] ne doit pas craindre de heurter les conventions, tant morales que formelles. Et la syntaxe de se contorsionner dans une luxuriance d’adjectifs et d’adverbes, les mots de se fendre ou s’étreindre, les rimes d’adopter des (dis)positions acrobatiques, les parenthèses d’ouvrir le corps de la phrase, la ponctuation de frémir au gré du et des sens. Tout l’art de Cummings est mouvement dans l’autonomie préservée des éléments : “ quand chaque partie reste immobile:et tout remue ” conclura en 1935 un sonnet sur l’amour qui “ produit de l’inconnu ”. »
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Cette série s’est poursuivie par Paris (2014, rééd. 2023), ville miracle, « ville excessivement exquise » que Cummings découvre en mai 1917, tandis que les États-Unis se sont engagés dans la Première Guerre mondiale en avril et que Cummings s’est porté volontaire en tant qu’ambulancier pour échapper à la mobilisation, anthologie parisienne divisée en quartiers comme tout bon guide de voyage qui se respecte.
Extrait de la pièce de théâtre Him (1926), qui présente une « série de scènes en tout genre : comique, fantastique, parodique, allégorique, onirique, lyrique, dramatique » :
La scène se passe la nuit au Père Tranquille dans le quartier des Halles (cette enseigne existe toujours, rue Pierre-Lescot). Deux femmes s’y retrouvent, elles sont américaines, snobs, de « la haute », discutent essayage de robes de « chez Poiret » — et la traduction doucement de se distancier, de s’amuser en proposant des à-peu-près phonétiques, des accents, des prononciations approximatives, de confronter deux langues en état d’échange, de mélange, de délicieux métissage :
« Après avoir réussi à commander deux “hommes” [-burger] et une bouteille “ des Viandes ”, elles entament une conversation en froglish.
La plus âgée — Will you have a cigarette ?
La plus belle — Try one of mine. Des gamelles.
— Thank you, je crois préférer le qui s’traque. Well, dear. How do you like Paris ?
— Je trouve Pariss darling. J’ai croisé so many people from New York. […] C’est très calme ici. Je m’attendais que c’est vivant.
— Ah oui ? Je pensais le contraire. Le nom est très calme : Paire trinque Île. It means Tranquil Father, you know.
— J’avais jamais entendu dire. C’est très connu ?
— Uniquement de ceux qui savent. »
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Demarcq — traducteur de 95 Poèmes (Flammarion, 1983, « Points/Poésie », 2006), je:six inconférences (Clémence Hiver, 2001), font cinq, No Thanks (Nous, 2011) —, en inlassable passeur d’un poète qui longtemps fut considéré comme un amuseur, un novateur en vérité, individualiste tendance anarchiste, fait preuve en miroir d’une audacieuse virtuosité, d’une inventivité à la hauteur du texte source — on pense quant à l’exploit et dans un autre genre, une autre langue, à Claude Riehl traduisant Arno Schmidt —, multipliant les trouvailles, les bonheurs d’expression, les solutions langagières — « J’espère avoir traduit comme un voleur plutôt que comme un serrurier » (intro à 95 Poèmes).
Pour le troisième titre en date, il nous invite à retraverser l’océan Atlantique pour aborder New York (le sud de Manhattan, le quartier financier / Greenwich et ses Villageois / le centre de Manhattan, la presse et les spectacles / Central Park, Harlem / le Bronx et Brooklyn) et retrouver nombre des thèmes de prédilection cummingsiens : le quotidien comme source du fabuleux — « camion glaceboischarbon un » (77) —, les saynètes de rue — un cacatoès tireur d’horoscopes, « jacq?hooo » (83) —, les gens de condition modeste, le goût du music-hall, du cirque, du burlesque, des loisirs populaires, les zoos, la fête foraine, la galerie de portraits des prostituées, des marchands ambulants, des freaks…
ptit joe gould a perdu ses dents et ne sait où
les retrouver(sauf un dentier d’occasion cliquetant)ptit
gould à coups de méchants bonbons se coupait l’appétit
jadis mais à présent(nouille d’il)ptit joe mange des clous [p. 59]
Jacques Demarcq nous introduit à la plupart de ces textes & poèmes, dont quelques-uns semblent de prime abord ésotériques, par quelques mots qui en éclairent l’enjeu, le cadre, l’intention. (Adresse au lecteur tombant par hasard sur l’un ou l’autre de ces volumes : « À quoi cette préface voudrait l’aider : à moins chercher », 95 Poèmes, p. 7)
Ainsi :
« Un poème décrit moins des trapézistes qu’il ne mime leurs envolées. Comme eux, les vers se décrochent, jusqu’à ce que l’un se lance par bonds successifs dans le vide de la page. Trois lettres suggèrent la corde verticale sur laquelle ils glissent au sol, passant de “ quoi ”, des “ chosesvertiges ”, à “ qui ”, des humains. » (p. 15)
« Cummings, qui est attentif aux lettres, et aux virgules d’un poème, qui écrit le pronom “ I ” en minuscule, contrairement à l’usage, s’est toujours senti plus proche des petites choses ou gens que des “ mr Big ” de la finance. Quelques lettres détachées suffisent à transfigurer un “ sApin ” jeté sur un trottoir. Son A majuscule, ou l’article indéfini “ A ” en anglais, esquisse sa silhouette. » (21)
Voici le cirque à trois pistes et autant de numéros différents en simultané pour en mettre plein la vue :
« Dans ce grand spectacle, comme nulle part ailleurs, le spectateur adulte sait que des choses incroyablement habiles, inexorablement belles et inimaginablement dangereuses se produisent en continu. Ce n’est pas tout : il sent qu’il se passe un peu trop de choses au même moment. Tout de suite, je tiens à souligner que c’est comme ça doit être. » (Vanity Fair, oct. 1925)
Ou le gigantesque parc d’attractions de Coney Island (id., juin 1926) :
« Un milliard d’odeurs ; les claquements ou tintements des stands de tir ; les exhortations magiques braillées par les aboyeurs ou bonimenteurs ; les milliers et milliers de visages paralysés par l’enchantement de simples disques oculaires, qui vous précipitent au travers des portes vertigineuses de l’illusion […]. »
*
Et pour finir en beauté — c’est-à-dire en swinguant (p. 141) :
oump-É-toum
;ti-dai
ouM-touM
tideul
-id
oumpti-oumpti(HOU—
ting
Bam-
:dou)
,tchippitie