Hélène Frédérick - Lézardes par Jacques Barbaut
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« Les difficultés du français, des centaines, des milliers de règles pour autant d’exceptions, ne sont qu’un élément parmi d’autres à surveiller (tu n’oses pas écrire maîtriser). Rien que la ponctuation te coûte au début des angoisses et des remises en question […] ; tu te demandes s’il est normal de ne pas savoir virguler quand on a déjà publié plusieurs livres. » (p. 35)
Le métier de correcteur te touche ou t’intrigue ?… Tandis qu’il y eut en 2011, sur son versant édition, le formidable Souvenirs de la maison des mots, édité aux défuntes (?), intrigantes, Éditions 13 bis (anonyme, ce qui correspond bien à la volonté d’invisibilité de nombre des membres de cette corporation), Hélène Frédérick propose aujourd’hui, sur son versant presse, ces Lézardes — zigzaguant, avec son « zède ou zèle tortillard », d’une rive l’autre du grand océan Atlantique —, qui retracent l’itinéraire de vie qui la fit passer de son travail de libraire à Montréal à son poste de « rouleuse » en presse parisienne.
« Le bon correcteur, pour espérer être infaillible, doit sans cesse douter, même de ce qu’il croit savoir avec certitude. Ce détail t’a séduite d’emblée. » (30)
« Nourrissonnée » (—> trois doubles consonnes), c’est-à-dire initiée et formée par un ancien, Jean, qui a l’âge de son père, elle « apprend à soulever les pièges et difficultés de la langue, les signes de correction typographiques, les rudiments de la correction dans la presse. Doublons et bourdons, veuves ou orphelines. Un nouveau langage, truffé de mots d’argot. » (63)
Et c’est ainsi que, née au Québec et se mouvant, enfant, dans la cabane-atelier de son père, bricoleur de génie, réparateur d’appareils électriques en tout genre, elle se retrouve à effectuer des services en presse parisienne, révisant, boulonnant et vissant, fignolant la langue…
« Le métier excite l’attention. Les premiers mois, il est impossible de lire au lit ou dans le bain, rituel du soir, sans être aux aguets, sans abandonner ton œil vigilant, sans que te sautent aux yeux la virgule fautive ou le mauvais accord. Lire un ouvrage dont on a négligé l’édition devient insupportable. » (75)
Puisqu’elle découvre, grâce à Jean, « l’existence de liens historiquement forts entre le métier de correcteur de presse […] et les milieux libertaires », elle percute nécessairement l’histoire du Syndicat des correcteurs, fondé en 1881, mouvance anarchiste, et croise la route de quelques-unes de ses figures emblématiques, notamment féminines — des « femmes brillantes d’érudition autodidacte » —, dont elle trace à grands traits quelques faits saillants.
C’est par exemple l’anarchiste et amourlibriste Anna Mahé (1882-1960), qui défend au début du XXe siècle une « ortografe » simplifiée qu’elle met en pratique dans le journal Le Libertaire avant de fonder l’hebdomadaire l’anarchie (et non L’Anarchie, ce qu’exigeraient les conventions orthotypo usuelles) ; Anna Estorges (1887-1968), dite Rirette Maîtrejean, qui assiste aux « causeries populaires » de Libertad, elle est la compagne épisodique de Victor Serge, mêlé à la bande à Bonnot, et prit pour un temps la direction de l’anarchie ; May Picqueray (1898-1983), passée jeune femme par le Canada, celle qu’à l’imprimerie on surnommait « la Miss », se passionne pour les écrits théoriques de Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus…, elle fabrique de faux papiers pour la Résistance, « à la Libération, elle est correctrice dans une imprimerie de journaux anarchistes (rue du Croissant à Paris) », militante antimilitariste, engagée dans les luttes antinucléaires ou féministes, fondatrice du journal Le Réfractaire, elle chassera aussi la coquille durant vingt ans au Canard enchaîné.
L’ombre portée aussi de Victor Méric (1876-1933), ardent pacifiste, qui, dans ses souvenirs intitulés À travers la jungle politique et littéraire, évoque cette pratique professionnelle, dont longtemps les arcanes ne se sont transmis que de bouche à oreille, comme « le havre définitif pour bon nombre de naufragés », recueillant la faune des libertaires, des bohèmes repentis, « des écrivains qui, plus tard, surent accrocher la notoriété et, aussi, tous les échantillons d’humanité : des curés défroqués, des professeurs révoqués, des musiciens malchanceux… » (106)
« Les maoïstes, pour nous, c’étaient des staliniens. Nous, on était liés à l’ultragauche, la gauche de l’extrême gauche. On était antistaliniens », raconte une correctrice formée à l’école du Syndicat et invitée par Hélène Frédérick à dérouler quelques-uns de ses souvenirs (127).
Ce métier dans lequel on entre souvent assez tardivement — qu’on prétend depuis toujours être en voie de disparition (l’annonce récente d’un plan social au Point devant aboutir à la disparition du service correction-révision du magazine au profit d’outils d’intelligence artificielle ne nous contredira pas) — a accueilli depuis toujours toutes sortes d’« inadaptés » : des archidiplômés aux parfaits autodidactes, des maniaco-dépressifs, des obsessionnels, des « plus ou moins déséquilibrés, excessifs, maniaques, asociaux, grincheux, savants mais atteints à divers degrés d’une sorte de folie ou d’une misanthropie aiguë » (44), des qui refusent la comédie de l’entretien annuel, n’appartenant à aucun club — le paradoxe souligné çà et là voulant que ces électrons libres (outsiders, individualistes, libertaires, anars de tout poil) se soient mis, se mettent, au service de la police de la langue, veillant à sa pureté, refusant les transgressions (nous sommes certes ici en presse et non en « poésie »).
« Difficile d’écrire en ayant le ventre vide. Corriger des articles tout à fait contraires à tes idées pendant des années t’as permis d’écrire des vers libres. À quelqu'un qui s’étonnait de le voir collaborer à un journal aux valeurs douteuses en tant que correcteur, Victor Serge aurait répondu que “ les vrais révolutionnaires ne peuvent vivre que dans les régimes capitalistes ”. » (140)
Occasion pour saluer au passage l’ombrageux et fantasque Réjean Ducharme, qui exerça à Québec-Presse, qui fit du couple André et Nicole, dans son roman L’Hiver de force, des correcteurs : « Les fautes, il faut que ça saute ! Puis que ça fourmille, pullule ! Plus qu’on en trouve plus qu’on est contents : ça va lui montrer à Roger comment qu’ils méconnaissent leur grammaire, lui et ses preux chevaliers de la survivance française ! » (54)
Consciente de l’évolution du métier, de ses pratiques et de ses traditions, soit « la dématérialisation du travail, l’obsession pour le gain de temps et la réduction des coûts » (135), l’exigence de performance et de contrôle, la multiplication du phénomène économique de l’open space, les « corps dissimulés par des écrans d’ordinateur posés dos à dos », c’est sans doute par résistance sourde et hommage à l’héritage que sont revivifiés dans ces pages bien des mots de l’argot des typographes — lesquels datent du fameux « temps du plomb » et que récolta en 1883 Eugène Boutmy dans son dictionnaire : vous y apprendrez notamment ce que signifie faire « une perruque » durant son service, travailler « en pied », ce que sont le « cassetin », les « morasses », la « réglette »… et les « lézardes ».
« Le correcteur, casse-pied, truffe le texte de signes typographiques, rouges ou bleus dont il précise le sens aux abords du texte. La marge est le lieu privilégié où le chasseur de fautes s’inscrit, mais il faut encore plus de distance à Annette et à ses cheveux sauvages, un espace plus infime encore. La marge de la marge est le lieu où elle respire le mieux. » (68)