Émilien Chesnot-ZA par Pascal Poyet

Les Parutions

25 nov.
2025

Émilien Chesnot-ZA par Pascal Poyet

Émilien Chesnot-ZA

 

Écrire avec la matière d’autres textes que les siens n’est pas neuf. La pratique a des noms, souvent éloignés de leur sens historique – collage, montage, cut-up ou -off, prélèvement, détournement et j’en passe. Tradition (au mieux), convention (au pire) demandent à être rafraîchies. C’est ce rafraîchissement qu’apporte le livre que je suis en train de lire : ZA, le deuxième d’Emilien Chesnot au Théâtre Typographique. Rafraîchissement pour le lecteur également, qui doit reconsidérer sa façon de lire.

 

« Après avoir trébuché de

 

mille façons par deux fois, me voilà dévaler

 

une pente (morale), un air (croulant), toute une physique

 

de la rupture. Tu ne peux pas savoir toute la tendresse que j’

 

est là ou qu’il a

 

une rose pour moi voir la maison,

 

légume et eaux, maisons et lignes,

 

perpendiculaires – chaque heure sera clémente, maintenant. »

 

Cela se trébuche, d’« Après » à « maintenant », comme vouloir dire de vers en vers, et peut aller très vite si l’on s’y jette, sans doute plus vite que ça n’a été écrit. Il y a d’ailleurs à la lettre – comme ici « dévaler », « pente », air « croulant », « perpendiculaires » – plus d’une chute dans le livre. Je freine. Retrouver la vitesse de l’écriture, du temps des hypothèses. Celles que faisait l’auteur quant au sens des écrits où il a « grappillé » (c’est son verbe) les bouts qui constituent les poèmes de son livre – écrits lus « sans ménagement » et sans que sa compréhension de ceux-ci ne puisse « jamais complètement se former », explique-t-il dans « 10 notes en vue de signer ZA ». « Celui qui s’exprime ici est distrait, écrit-il à la troisième personne : sujet à distraction […] Il pense à trois choses à la fois. À ce qu’il a sous les yeux (beaucoup) ; à ce qu’il fait avec ce qu’il a sous les yeux (un peu) ; à la personne à qui il veut adresser ce qu’il est en train de faire (passionnément). » C’est la « presque ou trop-lecture » de ces écrits qui a abouti à ce que j’ai sous les yeux : son « un peu » est mon « beaucoup ».

 

Je reviens sur la page dévalée trop vite. C’est fou tout ce qui tient dans le poème ! La distraction est accueillante. Que le mot légume et le mot tendresse brillent d’une même intensité. C’est là, dans ces morceaux assemblés par lui avec leur disparité apparente (qui se voit), leurs registres et parfois leurs époques de langue, que je retrouve ce que l’auteur appelle dans ses notes « signatures » : « il a d’abord fallu que quelqu’un y soit et rayonne ». Celui qui opère, y écrit-il encore, s’est quant à lui « presque retiré » (quoiqu’un je, certes de multiples provenances, et parfois féminin, traverse le livre) et la présence de celle, El, à qui ZA est dédié « n’est pas mieux assurée » (mais les tu, les elle…). Reste, entre ces deux absences (et ces pronoms), une écriture. C’est elle qui « cellulairement ou dans sa totalité, son mouvement, tombe amoureuse. » Son « passionnément ».

 

Je lis : « toute une physique / de la rupture ». Puis une phrase commence par « Tu » et s’interrompt à « j’ » pour, au vers suivant, passer par homophonie à un peu autre chose. Un peu autre chose comme elle et il : « est là » (prononcer « elle a ») et « il a ». De ces textes, Emilen Chesnot explique qu’ils sont pour celui qui les a écrits l’image d’un corps nouveau, « avec sa posture, sa physique propre […] – une physique qui fait tenir là le corps nouveau, mal assuré, prêt à retourner déjà à l’informe ». Certains poèmes du livre montrent d’ailleurs une hésitation de cet ordre : blocs serrés mal taillés aux bords tranchant jusqu’à l’intérieur des mots ou vers troués entre des morceaux de phrases parfois inconciliables. Ma lecture aussi est au risque de l’informe. Ma compréhension ne peut « jamais complètement se former » non plus. Il y a quelque chose de burlesque là-dedans. Le corps serait tout autre s’il n’était pas constitué de bouts cherchés ailleurs ; tout autre également s’il ne s’était pas écrit en « pensant à elle ».

 

« Traditionnellement la ponctuation espace pour

 

fixer un esseulement. Qu’elle continua à,

 

la description de ses formes me requiert, à déplacer continua,

 

puis sa manière de voir »

 

Je ne ferme pas les guillemets après « voir » par hasard. Le vers aussi « fixe un esseulement ». Mais ça (ZA, qui fait tourner l’alphabet) ne me semble pas fixe pour autant. Tout est « description de ses formes », dans ma lecture. Troisième vers : le « à » après la virgule est-il le même que celui avant la virgule, vers précédent, droit au-dessus ? Les possessifs devant « formes » et « manière » renvoient-ils à « elle » ? (Un traducteur pourrait poser ce genre de questions, par exemple s’il traduit dans une langue où le possessif s’accorde en genre avec le possesseur). Je ne prends pas tout, je grappille, moi aussi. Décompose et recompose, raccorde ou non. Pas seulement en descendant l’escalier des vers. L’auteur serait allé ici et là et je serais, moi, condamné à la linéarité ? C’est que : je voudrais lire le poème avec ses disjonctions, pas malgré elles. Avec l’air (l’aventure) qu’il contient. Heureusement, l’auteur n’a rien poli. A laissé visibles, sensibles les bords ; en a même dessiné, ponctué, d’aigus à l’intérieur des vers. De même que le texte n’a pas été écrit d’en haut, mais d’entre ses éléments, je ne lis pas d’au-dessus.

 

Emilien Chesnot proposait dans lem ouch (publié en supplément à la revue niqui causse) de « comprendre le verbe “lire” dans son extension sémantique maximale ; lire comme vivre, comme voir le monde, comme chercher une liberté et une entente dans les relations joueuses que nous voulons former ». Au lecteur qui apprend à voir (c’est-à-dire réapprend à lire « dans son extension sémantique maximale »), faut-il demander la reconstitution d’un sens à tâtons ? Ne pas s’étonner en tout cas qu’il s’attarde et médite sur le verbe « espace », là-haut, en pensant au nom qu’il a cru y voir. Ce n’est pas seulement parce qu’ils sont écrits de « je » à « tu » que les poèmes sont le lieu d’une exposition. Que voyez-vous quand vous lisez ? Non, question plus large : à quels sens faites-vous appel quand vous lisez ? Auxquels faites-vous la sourde oreille ? Sens des accords ? des homophonies ? de l’ordre des lettres et des mots ? de leur intégrité ? Sentiment lexical ? Je ne lance pas un sondage ici ; je demande qu’on envisage que des questions de ce genre se posent au lecteur. Je crois qu’elles se sont posées à l’auteur. Ou encore :

 

« dans une rhétorique

 

à reprises, quand veut faire sentir

 

l’entraîne de la parole, l’auditeur

 

que fait sienne la clarté, s’échange : »

 

Vous accommodez-vous (ou bien jouissez-vous ?) d’être cet « auditeur / que fait sienne la clarté » – et non « qui », et non « sien » ? Jusqu’à quel point ? Il se peut bien que je ne puisse, de cette écriture tombée amoureuse, que déduire modestement de ce que je ne comprends pas le possiblement compréhensible, comme le propose en quatrième de couverture Johann Georg Hermann. Ai-je affaire, ainsi que l’écrit Mia Trabalon sur le site de l’éditrice, à « un commentaire en négatif de ce que ça veut dire » ? Le fait est que je scrute, essaie, m’attarde : ne pas m’arrêter à la seule signification disponible – si tant est qu’elle existe ici. Le rafraichissement qu’apporte ZA, comme je le suggérais en commençant, passe par un refus non pas tant du sens que de ses « institutions » (comme l’écrit E.C.). Vouloir dire aussi est une physique. Et le sens un corps mal assuré. Qui prétendra encore distinguer entre forme et fond (en voilà deux belles, d’institutions) ? À mon tour, je « presque-lis », je « trop-lis » :

 

« (…) C’est

 

la lâcheté des liens, les orties dans le sentier. Une tache

 

nettoyée par l’hiver : fausses incrustations où

 

toujours l’hésitation comprend

 

ce qu’elle empêche de dire. L’important est que le poème cercle.

 

Puis tombe. »

 

Le sens, c’est pur mouvement : si je m’arrête, ou si je tombe, fini. Alors, je remonte un peu et détache un vers du reste, un vers seul que je me passe en boucle : « toujours l’hésitation comprend ».

 

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis