L'Ami de Dieu de L'Oberland - Lettres aux amis de l'Île-Verte par Marc Wetzel

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1 déc.
2025

L'Ami de Dieu de L'Oberland - Lettres aux amis de l'Île-Verte par Marc Wetzel

L'Ami de Dieu de L'Oberland - Lettres aux amis de l'Île-Verte

 

 

  L'existence chrétienne au cœur de l'Europe ne manquait ni de sel ni d'angoisses vers la seconde moitié du XIVe siècle : le petit âge glaciaire (commencé dès 1303), la tragique crise des Templiers, la peste noire (1347-1352) qui, issue de Mongolie, tue probablement deux humains sur trois, les famines et dévastations de la Guerre de Cent Ans, l'établissement de la papauté en Avignon avant la rivalité directe des deux papes en 1378 (le Grand Schisme catholique), un déferlement de troubles sociaux et de révoltes contre l'insécurité, la pression fiscale, les mercenaires étrangers. La mort du Christ y faisait donc plus d'émules que sa résurrection ! La mystique rhénane émerge là, qui fait remonter la tragédie du réel à la vie Trinitaire même, et dote avec Eckhart l'âme de l'homme d'une part incréée qui explique sa propre part de tragédie et l'en protège à la fois souverainement.

  Eckhart, justement meurt vers 1328 ; et son disciple strasbourgeois Jean Tauler en 1361. Rulman Merswin, fondateur de la communauté spirituelle de l'Île-Verte dans cette même ville, et étonnant banquier mystique, dont Tauler était directeur spirituel, voit alors "arriver" vers lui un mystérieux (il le restera pour nous) "Ami de Dieu de l'Oberland", descendu de son Haut-Pays (vers Lucerne) jusqu'à Strasbourg, le soutenir et le guider. Remontant vers son ermitage, il continue, par les lettres (conservées par Merswin et transmises en ligne directe jusqu’à nos jours), à alimenter, discrètement mais profondément, son cheminement spirituel. Et celui de cette communauté de l'Île-Verte (dont les bâtiments toujours debout hébergent étonnamment l'antenne actuelle de l'ex-E.N.A.) - résidence de laïques en retraite, plutôt aisés, vivant entre eux à l'écart du monde en "Amis de Dieu", mêlés à une communauté de frères de Saint-Jean qui en recevra donation.

  C'est, probablement, une exclusivité du Dieu chrétien : il a besoin d'amis. Pas d'abord (ni seulement) d'admirateurs, de fervents, de disciples mêmes ; mais d'amis. Et pas seulement pour parrainer l'amitié mutuelle de ses fidèles, mais bien (comme dans une amitié inter-humaine) pour avancer où il ne pourrait rien seul, et pour pouvoir se fier à ce qu'un autre sait pourtant de lui. C'est que l'Incarnation est de la part de Dieu au moins une déclaration d'amitié à l'être humain, et un "ami de Dieu" est celui qui ne profite alors pas de la vulnérabilité que révèle en Dieu son Incarnation, et restaure bénévolement la transcendance d'un Absolu fragilisée par un mode de Révélation singulièrement exposé. C'est qu'un Dieu qui est Personne créatrice de personnes, s'attache à ceux qui n'abusent pas de l'aubaine qu'est pour eux ce statut partagé, et consentent volontiers à une mortalité privilégiée, mais sans garantie, pour eux, d'en réchapper. Amitié, en effet, c'est avant tout fidélité d'esprit et noblesse d'âme : la fidélité reste digne de ce qu'elle reçoit, la noblesse ne conditionne à rien son propre perfectionnement. La religion, comme disait (au siècle précédent) Thomas d'Aquin est d'abord une justice de l'homme à l'égard de Dieu ; mais c'est seulement avec ses amis que Dieu a la certitude que cette disposition même de justice envers Lui est en eux désintéressée. Même écrasé par le sort, l'ami de Dieu lui demeure compréhensif, et, favorablement épargné, il gardera le salut modeste. Pour le dire familièrement, une Providence a besoin de ce chèque en blanc pour être sûre que sa Fin concerne loyalement et intimement celui qu'elle guide.

 On ne sait presque rien de l'identité réelle de cet Ami de Dieu de l'Oberland. Certains même (à tort semble-t-il) estiment que Merswin, le destinataire et récipiendaire de cette correspondance, a inventé de toutes pièces son "ami secret" (un ami d'ami de Dieu ne pouvant rester totalement négligé de ce dernier), et rédigé lui-même ce viatique ainsi mystifié ; mais le ton du Maître, si impeccablement à la fois émouvant et rigoureux, paraît hors de portée d'une contrefaçon. Merswin, malgré son talent propre, n'aurait pu se bricoler, en externe, un Surmoi de cette qualité. L'Esprit semble y "souffler", non de lui, mais vers lui d'une haleine, décisive et pure, qu'on ne peut singer : l'Ami de Dieu de l'Oberland y est lui-même, auprès de Merswin, porte-voix réel, humble et loyal, d'un Saint-Esprit qui dépasse l'un et l'autre.

  C'est que Merswin a trop besoin d'un maître réel. Puisque la Loi n'est plus, après le judaïsme, le Juge nécessaire, et que sa propre conscience ne se sent pas juge suffisant de ce qu'il convient de vivre et faire, Merswin se tourne vers une autre conscience, pouvant valoir comme une incarnation même de l'Esprit. C'est que le "maître" a double conscience : conscience de soi, bien sûr, et conscience du soi d'autrui. Ainsi naissent la liberté, la charité et l'amitié du maître. La liberté du maître souffle, comme représentant du Paraclet - de l'Avocat divin -, à son confident les arguments qui le rendront capable de se défendre de lui-même. La charité du maître est l'intelligence de l'avenir d'autrui, qu'il lui suggère de mieux se formuler, et dont il l'aide à disposer. Et, surtout, l'amitié (l'amour fraternel) du maître garantit ces fruits propres de l'Esprit selon Paul (joie, paix, patience) dont on ne peut ni se prévaloir seul ni se dispenser : la joie qui me donne de rayonner, la paix qui me fait épargner autrui de mon mal propre, la patience qui me fait deviner l'attente même de Dieu au cœur de la mienne. On entend ici la voix d'un maître ininventable. Un maître qui se sait fragile et faillible, se désolant de n'avoir que la conscience qu'il est ! Car, avec la conscience, arrive le doute ("il serait sans doute beaucoup plus utile d'aider les pauvres que de créer un monastère", concède-t-il p.111), arrivent les tentations et les souffrances (qui, inévitablement flattent et rongent sa prétendue souveraineté, et font suer cette fière usurpatrice sous sa couronne), arrive la certitude de l'irréductible diversité de nos voies vers Dieu, et même celle des approches de Dieu vers nous (diversité qui ruine l'unité espérée du salut), arrive aussi la pénible négociation de sursis (l'Esprit nous donne-t-il toutes les conditions de sûre obtention de délais  pour les imminentes catastrophes dans lesquelles "Dieu vengera son Fils dans le monde entier", p.116 ... ?), arrive aussi la fin de la pensée vivante !

  Car cette amitié spirituelle va programmer sa propre solennelle dissolution. On lira comment (par l'image d'une lettre tombée du ciel, et que sa mise au feu épargnera en la faisant monter intacte vers les cieux) nos amis de Dieu, faisant promesse commune, là où chacun est, de réclusion solitaire, décident, explicitement, de "se libérer mutuellement de leur amitié". Ils renoncent au doux bénéfice d'être co-créatures, souhaitant ne plus rien s'entre-devoir d'humain. "Tant que nous serons vivants", lit-on à la fin du recueil, "nous ne nous rencontrerons plus, et nous cesserons d'échanger en amitié des lettres" (p.132). Ce "tant que nous serons vivants" trouble. Des amis meurent donc les uns aux autres pour assumer d'être bientôt morts tout court : étrange espoir d'une amitié posthume, comme si la conviction d'être ressuscitable était la condition nécessaire (mais non suffisante) de l'obtention d'un salut réel (il faut croire son âme immortelle pour mériter qu'elle le devienne), mais aussi que le Dieu qui a su, ici-bas, mourir gardait besoin de ses amis morts (quel intérêt en effet de ressusciter seul ?).                  

    Jean Moncelon et Heidi Schäfer, après "Le livre des cinq hommes" (2011) et "Le Sage et l'Ermite" (2015), deux volumes déjà chez Arfuyen, nous proposent ainsi une profonde (et très utilement et clairement présentée) Correspondance de l'Ami de Dieu de L'Oberland, qui enchante et étonne.

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