Guillaume Dreidemie - Lettres par Marc Wetzel

Les Parutions

6 mai
2025

Guillaume Dreidemie - Lettres par Marc Wetzel

Guillaume Dreidemie - Lettres

 

 

    Trois lettres (trois épistoles poétiques) constituent ce recueil, qui ont en commun un ton vif et singulier, mais surtout paradoxal - celui d'une prière méfiante, d'une supplication dédaigneuse : on imagine alors un adorateur lancer  de pieux reproches à ce qu'il vénère, comme s'il venait faire le ménage sur l'autel même devant lequel il vient s'incliner, pour réparer, non l'autel, mais le dieu à lui attitré ! Une sorte de sainte et subtile colère (un saint venant directement demander des comptes au sacré !), qui prend trois formes. Picturale, maternelle, élégiaque.

 

  Un peintre, d'abord, qui paraît s'écrire à lui-même, qui se ferait part de sortes de notes d'activité du monde. Il est sur le motif et s'y tient (le motif monte et descend selon la marche, et sa lumière monte et descend selon l'heure d'y être). Les horaires d'ouverture du visible sont respectés, comme le sont les conditions atmosphériques, comme les courbes d'un relief qui a sa propre danse : personne ici n'éclairerait les choses au projecteur, ne s'orienterait au GPS, n'userait d'un vélo ailé pour explorer les sites. Le peintre s'en tient aux liens réels du paysage avec lui-même : il ne rapatrie vers sa toile que les jeux objectifs d'altitude et de lumière, de passages et d'obstacles, de sources des bruits et de leurs échos. Il n'est certes pas venu là pour tester ou commenter ses habitudes créatrices (!), mais pour enregistrer la vie propre de la nature (comment s'achalande son échoppe à reflets, se distribuent réserves et lacunes de luminosité, s'offrent et s'esquivent les ressources autochtones de présence). Et lui, le peintre s'occupe du peu qui dépend de lui : il a l'âge souple et régresse à volonté - comme ce sera utile - comme le nageur accompli sait rebarboter, le rhéteur babiller, le marcheur sûr trébucher ou dévaler sur demande. Non pour jouer avec soi, mais pour offrir toutes latitudes au terrain d'essais de la toile. La première missive du recueil est donc comme une lettre d'intention phénoménale :  une supplique de meilleure présence au monde, une simple diatribe d'auto-disponibilité, comme un rêveur ferait son plan de réveil.

 

"Ô redeviens enfant

celui qui ne parle pas

Chante,

Celui qui ne marche pas

Dévale la pente,

Roule

Les bras au-dessus de la tête

Pour accélérer la chute.

Redeviens celui

Qui s'oriente dans le brouillard

Grâce au bruit des cloches" (p.17-18)

 

  Une mère, ensuite, rudoyante et sévère, qui n'a en tout cas pas envie de céder sur ses droits de présence originaire. On entend un leitmotiv comme : je t'ai fait, ne crois donc pas pouvoir te défaire à loisir ! Elle fait penser à une inattendue mère de Zarathoustra, qui rappellerait le maître de l'invective à ses devoirs. Elle attend, peut-être sa gratitude, en tout cas une attention neuve, dessillée d'elle-même, en termes peu négociables : "Mes os ont de la nuit, pas de la mort" écrit-elle abruptement. Elle exige un peu de mémoire, de gratitude native : hardis, les héritiers oublieux, la descendance ingrate ; les allaités de jadis, les bénévolement étreints. Est-ce qu'on traite de veinarde sa vieille mère ? Est-ce qu'on feint de craindre une sorcière hémiplégique ? Elle attend que les larges bénéficiaires de la grâce d'alors ouvrent les yeux et s'arrêtent au comptoir. On entend : Vous êtes toute la journée sur la Toile. Je vais vous en donner, moi, de la toile (d'araignée), p.30 ! Vous manquez de magie, donc de courage, puisque l'imaginaire vous est directement inoculé et becqué ... C'est Simone Weil version Folcoche (je vous ai donné des jambes pour vous redresser, pas seulement pour les prendre à votre cou ! n'abandonnez pas ce pour quoi je vous ai fait naître ! la source d'amour n'est pas une cascade à muséifier !), la Providence en mère Tapedur, en intraitable pédago, en scrupuleuse virago. Sa filiation est jugée filière d'irresponsabilité, se gavant d'oubli : des bousilleurs, des maladroits, qui n'ont ni l'art ni l'idée de faire vivre en retour leur puissance reçue. Elle ne dit pas simplement la chose une fois pour toutes, elle n'écrit pas moins que : "Je vous apprends une éternelle fois" (p.44). Elle liste les infinitifs qui importent et qui sauvent : chercher, charger, gravir, laisser. Elle veut qu'on ne se détourne plus des instituteurs incontournables (le malheur est un bréviaire pourtant si aisé à consulter). Elle veut même ses propres cendres ... utiles, et vivaces - mais en fumier de la Résurrection d'autrui ! Et elle aussi, comme le peintre, rappelle l'autonomie des éléments, jusqu'au burlesque : sa "poudre d'os" (les cendres de son urne funéraire ?), prendre bien en compte la direction des vents, le fait tempétueux du monde, avant de la répandre ! C'est ici la lettre d'un guru généalogique, qui enseignerait à se lire et s'écrire ! Quoi de plus naturel, d'ailleurs, pour une mère, que cette embryogenèse du renouveau d'autrui ?

  C'est donc une épitre de redressement, une plutôt comminatoire missive de perfection, suppliant qu'on se relève, mais en prenant appui sur la décomposition vraie, en un Évangile peu amène :

 "La vie a mangé nos mots, la vie a mangé nos peurs,

et nous crevons bouche ouverte aux oiseaux de feu,

aux oiseaux de nuit,

J'ai la dent qui tombe :

Elle n'était pas en or celle-là " (p.38)

 

  La dernière lettre (adressée "à Rome") est comme directement écrite, à la fois à et par Ovide lui-même, relégué par Auguste (pendant l'enfance du Christ) en Mer Noire, jusqu'à sa mort. Livré à la vie barbare des Gètes locaux (dont il apprend pourtant la langue, pour ... s'en faire entendre !), dédaigneux des quelques colons et commerciaux grecs et latins locaux, comme orphelin de la civilisation et citoyen déjà posthume de la splendeur latine, il redresse littéralement sa déploration ("le malheur a épuisé son génie", mais ...). Le poète, tombé dans les failles de l'espace, les fissures de la langue quittée (là-bas, c'est lui le Barbare, lui dont le latin sans emploi se corrompt, et la vocation si au large se noie)  - parce que les Moires tissent plus lentement en écoutant ses vers (p.67), parce qu'il a pressenti pouvoir douter des dieux (p.70), parce que sa lyre n'a d'autre choix que vivre (p.71)... - écrit pour sourdre de l'inertie et se relever :

 

"Cette mer noire qu'il arpentait,

Du creux de son exil,

Ô vie ! les dieux sont nés en exil,

Pour que la vie surgisse,

D'où l'on ne revient pas" (p.69)  

 

  L'image (venue de son premier livre "Le matin des pierres" ?) est celle d'une matière inerte, au vu de ses propres anfractuosités, se demandant ce qui lui manque, et s'opposant à elle-même, va chercher dans ses propres creux l'idée de l'animation manquante :

"N'oublions jamais de chercher le sens des pierres,

Leurs nervures, pour qu'y paraisse un dieu,

Un geste, que sais-je, déesses ?

Pour que la vie surgisse, de joie !" (p.60)

  La divination privée qu'est la poésie étant, dit-on, le grief retenu par Auguste pour éloigner aux frontières de l'Empire un rival de sa propre exclusive divination (et providence) publique, mais ne pouvant empêcher les nouveaux "dieux" des belles-lettres (les correspondants d'un Sens enfin profane) de "naître en exil". L'élégie tournera bien.

 

   Ces trois "Lettres", c'est vrai, laissées, comme nues, à leur disparate, leur farouche énigme, cherchent unité dans notre seule (admirative) attention - mais elles sont communes dépêches d'un effort central qui, dans une indignation sans rancune, et une tristesse sans amertume, prendrait successivement trois paris : de l'apparence organisée tisser (avec le peintre) un fil d'Ariane; d'une dette de vie (ordonne ici une Mère) s'acquitter  par détachement et pour la joie; de l'exil même enfin former pèlerinage. C'est réaliser l'espoir d'Ovide : que sa Muse sache désarmer la colère même qu'elle avait provoquée. Un auteur véloce, intimidant et libre.

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