Opération du Saint-Esprit, Anne Malaprade par Pierre Lauret

Les Parutions

12 juin
2025

Opération du Saint-Esprit, Anne Malaprade par Pierre Lauret

Opération du Saint-Esprit, Anne Malaprade

 

 

L’opération du Saint-Esprit qui donne son titre au dernier livre d’Anne Malaprade, poète majeur de notre temps, c’est le vol. Il ne s’agit guère de l’envol (« et je vis du livre qui défait mon écrire ô mon désir vol d’oiseau et d’encre », p. 120), mais bien du vol au sens de Georges Darien : vol à la tire, de grand chemin, kleptomanie ; et aussi de l’emprunt auquel s’adonne sans (ou avec) vergogne ce livre précédé et pénétré d’autres œuvres : entre autres Emily Dickinson, Marguerite Duras (autrice d’Emily L.), Manon Lescaut, furtivement Guy Debord, et Godard, l’artiste-emprunteur par excellence, dont certains films ont pour scénario presque exclusivement des citations.

Le sujet surprend. Il s’éclaire un peu d’une citation de Lou Andreas-Salomé mise en exergue, « Si tu veux avoir une vie, vole-là », suivie d’une annonce : « Le vol travaille en moi la littérature, qui travaille en moi la poésie, laquelle travaille en moi l’insensé. » De la première citation, on peut comprendre que la vie dont nous héritons, celle qu’on nous donne ou fait, n’est pas la nôtre, et que seul nous appartient ce que nous avons dérobé à l’insu des autres ou contre leur gré. L’hypothèse s’avère pourtant imprudente : plusieurs textes (« Compulsion de la soie », « De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires ») rappellent tout ce qui, dans le vol, relève de la compulsion ou renvoie à une carence initiale, ici indiquée, deçà delà, par quelques notations d’apparence autobiographique. On ne vole pas pour prendre aux autres, mais pour combler un vide dont le geste du vol, comme toute assuétude, laisse présager qu’il persistera : « quelque chose manque », comme écrit Brecht dans Mahagonny. La dernière partie du recueil a pour titre cette prière : « Délivre-moi du vol ». Le vol nous sauve et nous vole : tout le livre tient dans ce battement.

Cette fascinante et parfois déroutante investigation poétique du vol s’organise en quatre parties, dont chacune renferme des textes (poèmes ?) en prose de quelques pages (rarement moins de deux). Leurs titres vont de l’explicite (« Kleptomanie », « Sparte », cité où l’on dressait les adolescents à voler) au surprenant (« Abrégé des devoirs d’une chrétienne ») et à l’énigmatique (« Dans mon corps ton vol se met en marche », « Faire du visage un sexe »). Leur variété atteste la diversité de l’enquête, des hypothèses, et des nœuds intimes que l’écriture tente de délier : « territoire mental d’expérience » (p. 46), que l’écriture parcourt en tous sens, sans pour autant en produire une géographie ordonnée.

Dans ces cinquante textes, on retrouve l’écriture unique, idiosyncrasique, d’Anne Malaprade, dont le trait le plus saillant est l’imprévisibilité : elle déjoue le présent d’une lecture tranquillisée par la rétention et la protention du sens. Il faut accepter d’être frappé par cette « syntaxe convulsive qui fixe l’abandon muet des mots d’autrui » (p. 98), qui refuse les propositions et les déductions et projette des éclats de sens fulgurants et aveuglants.

On retrouve aussi des personnages nommés mais indécis : les enfants, la sœur, l’homme, le père, la mère, le fils, « elle » que l’on identifie à la locutrice. Un prénom, EMILY (voir plus haut, Dickinson et Duras), hante le recueil sans qu’on comprenne exactement sa fonction. Entre tous ces personnages, les rapports sont violents, menaçants ou apeurés. Des phrases à l’infinitif résonnent comme des aphorismes plus énigmatiques que les réponses d’Apollon l’Oblique. C’est une poésie narrative qui n’ourdit pas d’intrigue - « Ton vol sert à écrire il ne raconte pas une histoire » (p. 87) – une poésie gnomique en quête de secrets et d’énigmes, mais pas sapientale – elle ne délivre aucune sagesse, et celle qui parle dénie tout savoir. Ce qui s’en rapproche le plus est le cinéma de Godard, avec son montage et son mixage toujours déroutants, et la fulgurance de ses plans. Le brouillage de la référence (« mais de quoi s’agit-il ? » se demande-t-on souvent) ouvre la possibilité d’un rapport inédit du texte au lecteur, d’une lecture qui ne soit plus une activité de com-préhension, mais d’appréhension, où le sens jamais approprié soit comme dérobé. Le vol est ici comme le charme dont parle Rimbaud : « Que comprendre à ma parole ? Il fait qu’elle fuie et vole ».

Anne Malaprade est un poète pour qui l’écriture est une expérience de rupture, de plongée en apnée, de sismologie, qui requiert un instrument tranchant, blessant, acide : « À égale distance de la blessure et de la beauté, sa langue pique, se nourrit de matières aigres, dans son ventre une absence d’elle écrit un livre emprunté. » (p. 146). C’est une écriture violente, inconfortable, qui rampe comme un serpent dans un fouillis de choses obscures, secrètes, fascinantes et dégoûtantes comme peut l’être le corps – du délit.

Cette poésie se tient donc à mille lieues de la quête ou de l’affirmation, aussi présomptueuse que lénifiante, d’une parole pleine et d’une présence réconciliée au monde. Une parole coupante, jamais adéquate à elle-même, éventre l’idole de la plénitude comme un vieux matelas sale et pourri, et en éparpille, avec rage ou désespoir, la bourre et le crin. Au rebours de ce qui est, au fond, une poésie de la possession (du monde, de la langue, de soi), la poésie voleuse et volée d’Anne Malaprade reste fidèle à l’annonce mise en exergue et citée plus haut. Elle convie le lecteur au travail inconfortable de l’insensé en soi, et sa ténacité sans consolation propose une expérience de la poésie âpre et grisante comme un alcool fort.

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Tarabuste, 2025
164 p.
15 €

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