HAN KANG : CES SOIRS RANGÉS DANS MON TIROIR par Christian Travaux

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29 juin
2025

HAN KANG : CES SOIRS RANGÉS DANS MON TIROIR par Christian Travaux

HAN KANG : CES SOIRS RANGÉS DANS MON TIROIR

 

 

Il faut vivre, il faut être en vie
Pour pouvoir dire que tu es en vie.

(p. 144)

 

         C’est une planche d’anatomie. L’image représente un squelette, debout, vu de profil, appuyé sur un piédestal. Et ce squelette regarde un crâne, qu’il caresse de sa longue main. Si Vésale, dans son ouvrage, Humani corporis fabrica, en 1543, interroge, avec cette figure, la charpente osseuse du corps, beaucoup l’ont, par la suite, vue comme une réflexion sur la mort et sur la vie. Pourtant, ce n’est pas ce qu’y voit seulement Han Kang, dans un poème de son recueil Ces soirs rangés dans mon tiroir, traduit maintenant en français. Elle voit, surtout, cette main qui relie un corps à un corps, un être à un autre être humain, ce qu’il en reste, ou ce qu’il deviendra peut-être. Qu’est-ce qu’être, sinon, au fond, interroger les autres êtres – ceux qui furent, ceux que nous sommes – de ce qui nous rapproche d’eux, nous en sépare, pour que notre vie ait un sens ? C’est à cette question cruciale qu’Han Kang tente, non pas de répondre, mais d’ouvrir vers d’autres questions, vers d’autres mains.

            Cinq sections. Des textes titrés, avec, souvent, comme des cycles, des titres qui se répètent : « De Humani corporis fabrica », 2 poèmes. « Les yeux en sang », 4 poèmes. « Esquisse du soir », 5 poèmes. Et « Hiver de l’autre côté du miroir », jusqu’à 12 poèmes. Autant dire que ce recueil ne se contente pas d’égrener des poèmes chronologiquement. Il construit des boucles, des reprises, en reprenant les mêmes traces, les mêmes questions obsédantes. C’est, peut-être, par l’esquisse de soirs qu’il faudrait, d’abord, commencer, pour s’introduire dans la demi-ombre du livre. Car le motif revient toujours, de cette heure trouble où se distinguent moins bien les choses et les êtres, et où donc peuvent apparaître des ombres, des formes, des êtres évanouis ou disparus. Plus d’une fois, elle note l’ombre bleue : « [l’]ombre bleu sombre / Bleu sombre / L’ombre » (p. 28), que le soir installe sur les choses. Pour Han Kang, c’est le moment où se dissipent les apparences de notre monde, et où se fondent en d’autres choses et d’autres êtres d’un autre monde les choses et les êtres du monde, où la lumière se fait plus trouble, ou s’en va, et qu’il fait plus sombre.  

            Alors, on peut, alors seulement à ce moment double du jour, voir apparaître l’invisible : la fumée d’un bol de riz blanc (p. 11) ; des fantômes (p. 59) ; une forme blanchâtre (p. 135) ; et tout ce qui a disparu, comme ces avions, qu’elle voit passer, l’un après l’autre, dans des cirrus, et disparaître (p. 85). Alors, encore, on peut aussi devenir ombre soi-même (p. 87), vouloir devenir transparente (p. 125), comprendre ce que c’est qu’être une ombre (p. 87), ou ce que ça fait d’être morte (p. 31). C’est pourquoi Han Kang est sensible, à ce moment particulier d’une panne de courant dans le métro : « nous étions devenus ombres », écrit-elle (p. 149), se demandant : « Qu’ai-je donc traversé ? » (p. 150). Ce qu’elle cherche, c’est disparaître. Ce qu’elle espère, c’est se fondre, être âme, ou ombre, ou « quelque chose de cet ordre-là / Mourir / Être réduite à si peu » (p. 87), au-delà de son propre corps.  

            Et, pourtant, il est bien présent, ce corps, dont elle ressent le poids. Ce qui frappe à lire ces poèmes, c’est l’importance du lexique organique, du vocabulaire du corps, de la matière charnelle, incessamment rappelée. Elle l’écrit dans l’allocution faite lors du banquet Nobel :

« Quand j'écris, j'utilise mon corps. J'utilise tous les détails sensoriels : la vue, l'écoute, l'odorat, le goût, la tendresse, la chaleur, le froid et la douleur, la sensation de mon cœur qui s'emballe et de mon corps qui a besoin de nourriture et d'eau, la marche et la course, la sensation du vent, de la pluie et de la neige sur ma peau, le fait de tenir la main. »

Dès lors, Han Kang, dans ces poèmes, n’a de cesse d’écrire son corps. Elle est, d’abord, un corps qui parle, avec « en [elle] cette chose rouge » (p. 46), sa langue qui « touche » – écrit-elle – « la voûte de [son] palais » (p. 45). Dire bonjour, c’est sentir sa langue, et « le dos lisse de [ses] dents » (p. 45). Regarder, c’est voir « le reflet du sang » (p. 53) qui passe sur ses paupières. Et vivre, c’est éprouver son corps, « la palpitation [des] artères » (p. 132), « [ses] lèvres », « [sa] langue », [ses] poumons » (p. 56). On n’échappe pas à son corps. On le porte. On le ressent. Et il nous parle de lui, attachés que nous sommes à lui, depuis toujours.

            Aussi Han Kang tente-t-elle toujours d’avoir en mémoire ce fait simple que nous sommes d’abord un corps, sang, chair, matière, structure osseuse. Et comme Vésale interrogeant la charpente osseuse du corps, elle-même interroge cet être qu’elle est, « sur une radiographie » (p. 47) : « C’est un squelette pas très grand » (id.), dit-elle d’elle-même, voyant « le triangle inversé du bassin », « les os fins », « la cavité nasale et les orbites vides » (p. 48). Elle se voit, mais elle voit une autre. Elle voit celle qu’elle est en dessous, si l’on ôte la chair et la peau – comme Vésale –, un corps osseux. Et aussi ce qu’elle deviendra, lorsqu’elle ne sera plus du monde, comme le squelette de Vésale, contemplant sa mort à venir.

Là est tout l’enjeu de ce livre, ce qui explique qu’il y ait tant de poèmes intitulés « Hiver de l’autre côté du miroir ». Autant dire un thème répété de page en page, ou un motif interrogé obstinément. Qui es-tu, toi, là, devant moi, dans le miroir où je me vois, ou sur cette radiographie ? Es-tu moi, ou es-tu une autre ?, se dit Han Kang, face à elle. Et, soudain, c’est une évidence. Dans le miroir, c’est moi, dit-elle. Mais c’est, aussi, ma jeune sœur, elle qui est partie trop tôt, deux heures après sa naissance. Dans son allocution Nobel, Han Kang rappelle ces faits terribles :

« ma sœur décédée après seulement deux heures de vie, et ma jeune mère qui, jusqu’à la fin, suppliait : « Ne meurs pas, je t’en prie, ne meurs pas ! ».

Et il est certain qu’elle croit reconnaître dans l’ombre d’une fin de journée, ou dans le miroir, ou sur une radiographie, le squelette, ou l’ombre, ou l’image de celle qui n’a pas survécu. « Ton visage (qui est gelé) », dit-elle à l’image qui paraît dans le miroir (p. 100). « Tes prunelles », ou « tes paupières [qui] ne savent plus se fermer », ajoute-t-elle encore (p. 101).

            Comment, dès lors, la retrouver ? Comment, dès lors, dialoguer avec elle, qui fut sa sœur, et qu’elle devine dans le miroir, ou lorsque la lumière baisse ? Il faudrait « planter ses yeux dans ce qu’on ne peut pas regarder en face », écrit Han Kang (p. 119), soleil ou mort. Attendre, et rester immobile. Espérer, peut-être, être morte pour mieux comprendre celle qui n’est plus. Et regarder les moindres signes qu’elle envoie. On comprend, dès lors, que la vie, pour Han Kang, « n’est faite – comme elle dit – que de gigantesques obsèques » (p. 133). Nous vivons au milieu des morts. Ils passent. Ils nous frôlent à chaque heure, nous demandent aide. Et nous ne les entendons pas. Nous passons. Nous fixons le vide devant nous, là où ils sont, et nous ne les regardons pas. C’est parce que nous sommes en vie qu’eux, peut-être, peuvent être en vie, encore un peu.

Alors, lecteur, cesse de lire. Fixe le vide devant toi, un long moment. Et tu retrouveras tes morts, et les êtres qui te sont chers.

            Et qui t’appellent.

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Poèmes, traduits du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Grasset
160 p.
16€50


 

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