Laure de Kevin Orr par François Huglo
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La mémoire n’en mène pas large. Loin de son épopée proustienne, de la marche triomphale du Temps, marche nuptiale (« robe de mariée », « anneaux nécessaires d’un beau style »), la voici inquiète, dubitative jusqu’à l’angoisse, et funèbre. Voici sa traversée d’enfers intimes, à la recherche de personnages disparus, caméra au poing, toujours bougée, avec quelques plans nets, son rythme qui nous plonge au cœur d’une chorale ou d’un match de foot (« Allez les A ! »), face à une poule morte (« Allez réveille- toi petit animal ! Envole-toi ! ») ou à un père mourant (cinq ou six gorgées de vin et « On y va ! »), à la mort du grand-père, de la mère, face à une cassette audio des années 80, à des émissions tv pour enfants de la même époque, à une vidéo porno glissée dans le magnétoscope. Pas encore de réseaux sociaux. Mais déjà le sur-moi n’est plus sûr du tout, la violence affleure. Déjà les figures tutélaires de la Recherche ont cédé la place à Pascal Brutal. Déjà les coups pleuvent : poings de l’amant de maman, poings du grand frère. Mais comme Frida dans la chanson de Brel, heureusement il y a Laure. La Frida de Brel ou la Nadja de Breton ? « Il y a dans la folie cette attraction qui fait qu’il est impossible de lutter, même de loin ». « Je » est déjà Laure, sur ses dessins (les Crados, c’est noir, on dirait du Redon ou du Topor) qui sont « exactement ce que maman écrit ». Que reste-t-il de nos amours ? L’impossibilité d’être à la hauteur. « On ne sera pas un homme finalement maman » — « Réussir ce que le père a raté ? » — « On reste seul face à la hauteur ».
Si l’œuvre proustien se situe dans le prolongement de Saint Simon, Chateaubriand, Nerval, et des Mille et une nuits, un leitmotiv du livre de Kevin Orr rappelle plutôt Beckett dans L’Innommable : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ». De même, « Il y a la honte ou la tristesse d’écrire sur elle, la tristesse ou la honte de ne pas le faire sinon ». Le carnet intime de maman ? « Impossible de faire ça (lire). Impossible de ne pas le faire non plus ». Impossible « de savoir si maman était folle pour de vrai » ou « si c’est papa qui l’aurait voulu ». Il y a un âge où il est « impossible de faire quoi que ce soit de concret avec une fille toute nue », et « impossible de lutter contre ces choses-là ». La « pure beauté » de Laure, son étrangeté ? « Impossible à dire, impossible à résumer ». Il est « impossible de vivre avec maman. Impossible de vivre sans aussi. Une fois qu’elle est morte… C’est débile ! ». Dire à des enfants qu’ils ne sont pas ceux de leur père ? Impossible. « Impossible de ne pas le dire non plus ». Antigone, déjà : « Une volonté d’atteindre une vérité qui nous hante mais qui ne se dit pas, qui ne se dégage pas ». Laure et maman sont « impossibles à distinguer. Chacune allongée dans son cercueil aujourd’hui ». À la question « Est-ce que tu as violé toi ? », les hommes répondent par le silence. « En vrai on n’en sait rien. Impossible de l’avoir fait quand on y pense. Impossible de ne pas l’avoir fait non plus ». Le sourire de Laure est « impossible à décrire ou décrypter », son regard « impossible à subir ». Reste l’ « angoisse vue du côté du fœtus juste avant l’accouchement ».
De la logique ? Du sens ? On voudrait « qu’une forme de signification éclate d’elle-même », mais « cela n’arrive jamais ». Des heures à répéter « Dis-lui la vérité papa » et « d’un coup quatre ans sont passés sans qu’on sache si c’est court comme un jour ou comme l’éternité ». À l’école, « on attend. Un mois. Un autre. Et puis d’un coup six semaines ont passé » On a « l’air d’être né depuis mille ans alors qu’on n’est qu’un petit bébé. La tête est celle d’un vieillard. La peau est pleine de plis dégueulasses ». On dirait un dessin de Laure. « À vivre sur le moment ça paraît long mais on reste très peu de temps ensemble en fait tous les deux. Pas du tout un grand amour je me rends compte. C’est toi qui l’aurais voulu mais dans la durée vue d’ici, l’histoire est très courte ». Les souvenirs sont « des wagons qui ne se raccordent pas du tout ensemble ». Il n’y a « qu’un amas de vase et de boue qui coule entre les doigts. Des impressions ». Un « brouillard d’où rien ne surgit jamais comme il faut. (…) En vrai tu sais très bien que le premier souvenir que tu as dans la vie est un épisode déjà très suspect en soi ».
La relation entre la mère et son amant baigne « dans un symbolisme et un lyrisme troubles ; une tension mystico-symbolico-poétique ». De même, Laure avant son entrée à l’HP : « délires sur ou avec des marabouts de Barbès ou du Bronx quand elle est aux États-Unis », danses rituelles « sous la douche toute nue devant eux ». Dès l’école, le narrateur est rétif aux clichés, au « lalala ». « On écoute les professeurs engueuler la classe ». La pluie coule sur les vitres pendant « des heures enchaînées avec soi pendu au bout d’un stylo ». À « faire des exercices d’expression écrite », avec « le sentiment d’être seul où qu’on soit ». Les frères sont liés par « une haine infinie » comme Caïn et Abel, Rémus et Romulus. Ils se traitent de « fils de pute », restent « accrochés au corps de maman où qu’il soit », tout en lui criant « T’es qu’une vieille meuf amorphe ! ». Un rictus déforme toujours le visage du grand frère avant qu’il se mette à taper, « comme s’il cherchait à dire quelque chose ; quelque chose qui ne sort jamais ». Plus que la haine, ce qui relie les personnages est l’angoisse de ne pas être à la hauteur. Celle « des autres (leurs attentes) ». Celle « du nouveau, du présent, de soi ». Celle « du corps à qui l’on demande : "Ô mon Esprit, élargis-toi ! ». Celle « des cimes d’où tous ces sommets sont bavés ». Celle « des seuils avec celle des deuils ». Une « hauteur sans rien à justifier ». Celle d’un livre, de ce livre à écrire. Celle d’un livre, de ce livre à lire. La hauteur d’une voix. De voix mêlées, d’hommes, de femmes ? Oui, mais d’une voix seule. Unique. Et qui sonne vrai.