Cinq ou six secondes de Nicole Caligaris par François Huglo
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Pour dire une photographie de Pierre Dupin
« Un temps absolu », ni historique ni chronologique, celui des mythes, « sans limites ni repères », en « cinq ou six secondes », c’est la prouesse accomplie par le guitariste de flamenco José Fernandez Torres, Tomatito, et par le photographe Pierre Dupin, chacun avec ses techniques, son illusionnisme (« Une photographie est une surface d’illusion » et « le musicien emporte la musique vers le moment suprême du silence ») sous l’œil et l’oreille de Nicole Caligaris, qui développe ces secondes à la manière d’une pellicule, en à peine vingt pages, un concentré de Temps retrouvé où un triangle magique rassemble les arts du musicien, du photographe, et du typographe qui, depuis 2008 et sur une imprimerie de près de deux siècles, officie à Rochefort-sur-Mer, entre la rue Audry de Puyravault et la rue des Petites Allées. « La photo que je regarde n’est pas un résultat, c’est un événement », écrit Nicole Caligaris. On peut en dire autant du livre de beau papier où sont agencés à la main et imprimés en relief, pour chaque couverture, les caractères mobiles en plomb et les vignettes en cuivre. Une enveloppe jointe suggère le partage de cet événement par voie postale.
Le guitariste « arrête la musique » et « joue encore » : à « couper le souffle de l’assistance » en « cinq ou six secondes ». En notation poétique ou musicale, l’ictus est « l’accent, le temps fort, le point d’appui. Le musicien de flamenco accorde l’ictus au silence », qui « n’arrête pas la musique, qui la fait retentir dans le corps des auditeurs, et ressentir intensément ».
À la « surface d’illusion » d’une photographie, espace, temps, et sujet, sont imaginaires. Le regardeur croit être regardé, par un visage « pleinement présent, immobile, le temps nécessaire à l’impression sur la plaque de verre, enduite d’une composition chimique, placée à l’intérieur de la chambre, dans la technique photographique que travaille Pierre Dupin ». Ce visage ne peut être situé « dans une époque, dans un temps, dans un espace ». Une technique « réalise l’abstraction du temps, en représentant un homme contemporain sous l’apparence d’un souvenir de l’époque des débuts de la photographie, un souvenir du XIXe siècle ». Le nom du procédé, l’ambrotype, breveté en 1854, vient d’un terme grec « qui signifie "immortel" ». Le « sens même de l’art photographique serait-il de montrer « non pas une image des choses, mais une image de la permanence » ? Pour l’atteindre, il faut un « temps très long, plein de plis, d’étapes », un « long travail de préparation », la recherche de « la meilleure réactivité de cet assemblage qui conservera la mémoire de la lumière, sur la plaque » exposée « cinq à six secondes ».
Comme le musicien, le photographe (mais aussi le peintre, le dessinateur, le calligraphe, le chorégraphe, le typographe), l’écriture compose avec le temps jusqu’à le rendre irréversible. « Ce qui se produit au moment de la formation du texte, de sa venue, de sa tournure dans le langage qui n’est pas exactement l’instrument de l’auteur mais plutôt un partenaire, comme pour le photographe la lumière », devient « le témoin d’un temps irréversible ».
Dans un autre livre, pour dire une autre photographie de Pierre Dupin, François Garcia voit dans « les yeux d’Esperanza » Fernández « les yeux terribles du flamenco surgis d’outre-tombe, fixes, hébétés, dans l’hallucination encore des mondes parcourus » dans « la peur » et les « douleurs » d’un « peuple de Gitans jetés sur les routes ». Pierre Dupin a rencontré Esperanza Fernández au festival de flamenco 2024 de Mont-de-Marsan. François Garcia parle de cante jondo (la traduction française hésite entre « chant pur » et « chant nu », « chant primitif » suggère Lorca), de duende, mot partagé par la tauromachie, dont Leiris a montré la parenté avec la littérature, et le flamenco. La traduction hésite entre « grâce » et « fluide ». Entre musique, photographie, typographie et littérature, entre regardant et regardé, miroirs l’un de l’autre comme l’ont dit Duchamp et Cummings, circule le duende. Les poètes ne s’intéressent pas assez aux fluides, écrivait (en allemand) Novalis. Cette collection multiprise nous branche sur le duende.