L’élégance animale de Bertrand Prévost par François Huglo

Les Parutions

25 mai
2025

L’élégance animale de Bertrand Prévost par François Huglo

L’élégance animale de Bertrand Prévost

 

 

            « Biodiversité », c’est peu dire. C’est ne rien dire de la « réalité d’apparence » qui la « détache de sa nature organique pour consister en un plan esthétique ou expressif d’apparaître ». Ce plan lui donne « ses couleurs, au sens le plus héraldique du terme ». Les apparences animales renvoient moins à des formes qu’à une « manière d’être des formes, à quelque chose dans les formes qu’il faudrait nommer une élégance », au sens balzacien : cette « unité esthétique » qui fait de la Théorie de la démarche une « véritable stylistique du mouvement ».  Linné a, le premier, nommé « imago » le « stade ultime du développement des insectes » : image de rien, ni imitation ni représentation, mais « moment dans une transformation ». L’essai de Bertrand Prévost se donne pour objet cette « image expressive », cette « inflexion que les animaux font subir à ces deux mots : image et expression ».

 

            Si George H. Darwin, prolongeant les travaux de son père, a mis en évidence une « animalité de la mode humaine », restait à penser la possibilité « d’une mode animale ». Car « l’homme n’a pas l’exclusivité du faber », de l’artiste. On renverra, par exemple, à Miroir du trichoptère, où Hubert Duprat étudie « l’activité productrice de la larve », ou à l’ «esthétique naturaliste » de Jean-Marie Schaeffer. Caillois pense la mode animale « sur le temps long », alors que celui de la mode humaine est bref. Raymond Ruyer ne reconnaît pas la réalité de l’espèce dans « un ensemble stable de caractéristiques », mais dans « l’unité d’un potentiel thématique », où « les petits écarts » priment sur les « grandes différences spécifiques » qui les font apparaître, un peu comme si nous écoutions les Variations Goldberg sans l’aria initiale. C’est, écrit Ruyer, « l’initiative individuelle » qui précise ce « thème général » qu’est le potentiel.

 

                  L’œuvre du zoologue suisse Adolf Portmann sert à Bertrand Prévost de « creuset théorique pour tenter de penser » ce qui transfigure les « formes vivantes » en « formes expressives », de même que le paon déployant sa traîne se transfigure en une image. « Tous les êtres doués de relation au monde possèdent aussi le caractère de la présentation de soi ». Portmann fait de cette « dimension expressive » le « sens même des formes vivantes », indépendamment de tout critère de fonctionnalité ou d’utilité. Décrivant les émois « des bactéries et des premières cellules vivantes dans la soupe biotique originaire », Claude Gudin écrit : « Bien avant que la sexualité ne se manifeste, les éléments de la séduction sont déjà présents ». Introduire l’apparence et l’élégance ne relève pas « d’une esthétisation culturelle ou subjective ». Après l’étude par Charles Darwin de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, l’éthologie contemporaine a analysé les mimiques, postures, et « réflexes archaïques ». Loin de projeter l’homme sur l’animal, l’ «anthropomorphisme critique » de Portmann cherchait à saisir ce qui se passe entre eux, ce qui les unit. En eux, en nous, s’enveloppe « un cosmos qui à la fois nous prend dans ses plis et nous demeure étranger », contrairement à ce que développe un « retour à l’animal » qui, via son « statut moral, éthique ou juridique », n’est qu’un « bien étrange retour à l’homme ».

 

                  Critiquant « un darwinisme étroit », Nietzsche a opposé à l’ « instinct de conservation » la « vitalité des apparences ». Portmann insiste sur leur singularité, la seule règle d’une « héraldique naturelle » étant « de ne pas utiliser un blason déjà existant ». Une « véritable révolution copernicienne » ravale les « fonctions organiques » au rang « d’instruments » d’une « différenciation par l’apparence », la peau étant « l’outil dont l’organisme s’est doté pour apparaître ». Elle est, disait Valéry, « ce qu’il y a de plus profond ». C’est une « surface intensive ».

 

                  Les choses, écrivait Lucrèce, « envoient de leur surface des effigies » qui « voltigent de tous côtés ». Bertrand Prévost ajoute : « les animaux gèrent leur apparence », l’élégance instaurant, selon Georg Simmel, « une sphère de généralité, de stylisation, pour ainsi dire d’abstraction autour de l’individu ». Les Stoïciens ont insisté sur « la décorporation que l’apparence fait subir au corps ». Pour Jean-Christophe Bailly, « l’être caché serait premier pour l’animal », le camouflage pouvant, comme dans son usage militaire, faire disparaître la forme individuelle. « Faire sa peau avec son milieu », c’est faire de son milieu « un vêtement », porter le monde à même la peau. Bertrand Prévost rencontre ici Deleuze et Guattari, leur « splendide concept de "ritournelle" pour décrire tous les processus de territorialisation et de déterritorialisation par lesquels un territoire —tout particulièrement un territoire animal— se constitue mais très vite pour former un monde ». Les « qualités expressives » sont « appropriatives, et constituent un avoir plus profond que l’être ». Un mode et sa mode (son style) font « un monde porté », un « cosmos cosmétique. C’est « l’expression qui devient monde, qui fait monde ».

 

                  Les « apparences » sont « sans destinataire ». Contre Berkeley, « être c’est être perçu », et contre la phénoménologie qui fait de l’apparence un spectacle, de la perception un fait subjectif, Raymond Ruyer conçoit un « spectacle sans spectateur », un « voir sans yeux ». Les peintres ont, depuis longtemps, compris que la lumière n’est « pas seulement une condition de la peinture », mais « un matériau expressif sui generis ». Pour Deleuze lecteur de Bergson, « ce sont les choses qui sont lumineuses par elles-mêmes, sans rien qui les éclaire », et « ce n’est pas la conscience qui est lumière, c’est l’ensemble des images, ou la lumière, qui est conscience, immanente à la matière ». Cette « dynamique enveloppante ou implicative de l’expression » fait de la "Terre-pellicule" de Pierre Montebello « une affaire de couleurs et de motifs ».

 

 

 

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