Zone expérimentale de mon corps de Yoann Sarrat par François Huglo

Les Parutions

3 juin
2025

Zone expérimentale de mon corps de Yoann Sarrat par François Huglo

Zone expérimentale de mon corps de Yoann Sarrat

 

 

            Ceci n’est pas un livre. Ceci n’est pas le « livre-peau en mouvements permanents », mais une des « traces qui en témoignent autrement : photos, vidéos, partitions (donc les avants et les après), cicatrices ». Les livres de papier chutent hors du corps. Au contraire, Yoann Sarrat a entrepris depuis début 2018 « de sortir quelque peu le texte de la page et de le faire chuter sur (son) corps ». Il écrit aussi : « Je veux faire tomber mon texte dans la béante profondeur de mon propre corps ». Une zone « découpable en pointillés » de la cuisse gauche est devenue part expérimentale du corps, à la fois surface « large comme un écran, une toile », et profondeur « pour y travailler un texte jusqu’à la plaie ». Où « la poésie sera faite par tous les trous ». Où « chaque lettre sera comme un pore qui respirera le monde et dans lequel s’infiltrera chaque particule du monde ». Où le torxt, torsion d’ « un corps et un texte assimilés, absolument fusionnés », ouvre « grand ses pores ».

 

            Cela commence comme chez beaucoup d’ « enfants qui jouent avec leurs blessures » : une chute de vélo « sur le goudron chaud », un « petit trou dans mon genou », empli « de sable / Léché / Touché avec des doigts crottés / Dans lequel j’ai glissé des brins d’herbe », recouvert de papiers, « D’un tatouage Malabar peut-être aussi / Que j’ai griffonné au feutre bleu / Empêchant chaque jour sa cicatrisation / Car je ne voulais pas le voir disparaître / Comme ont disparu certains enfants / Et moi avec peut-être ». Cela continue par un jeu « avec un copain, au collège » : des « grands coups de stylo Bic dans le bras, par surprise, jusqu’au sang parfois », premières traces « de blessures textuelles ». Puis par une « formidable agrafe » maladroitement plantée dans le pouce, observée « incrédule pendant quelques minutes sans ressentir de douleur ». Par des tubes de stylos Bic sauvagement mâchés, explosés avec les dents pour « en couvrir mes lèvres, ma langue » et parfois « en ingurgiter ». Peu à peu, « écrire sur la peau » complétait « un livre depuis longtemps réécrit, abandonné, performé, déconstruit… Le livre continuellement écrit par son propre/sale corps ».

 

            La « poésie dermographique » utilise le « dermographe, machine à tatouer, sans encre, pour tracer » les « lignes de sang d’une poésie visuelle-lisible ou non, dont la lecture est à construire comme son écriture ». Elle peut partir de la prise de notes sur la main gauche puis sur « la cuisse-palimpseste » devenue « brouillon méta-artistique » du livre, les notes pouvant être tatouées ou scarifiées « pour ne vraiment pas les oublier ». Écrire, selon Perec, c’est « essayer méticuleusement de retenir quelque chose », en « laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes ». Avec le tatouage, Kathy Acker passe d’un art sur le corps (« on the body ») à un art dans le corps (« into the body »).

 

            De même que tout Combray sort de la tasse de thé de Marcel, des « dermopartitions » deviennent « partitions graphiques », une « suite pour alto solo » interprétée par Marie Takahashi à Berlin, une « sonate pour une machine à tatouer et pour un Yangqin, instrument à cordes frappées par des petits morceaux ou une grande aiguille », une « chorégraphie en lien avec le premier morceau créé (…) Tout cela issu de ma cuisse et de ses traces, ses lignes éphémères ou non et leur reconfiguration ». Dans « l’Enfer de ma cuissothèque », s’inscrivent des « syntagmes initiant une histoire du signe graphique dans la littérature » : Aristophane, Mallarmé, Faulkner, Perec…Le mot n’est pas seulement « un être vivant » (Hugo), mais « un organisme en pleine expansion ». Le sang vient à en « prendre possession » pour faire « remonter à la surface du corps » ces « mots-d’autre-côté-du-miroir ».

 

            Volontiers trash (« Vider l’intégralité de sa poubelle copieusement remplie et odorante sur la cuisse/zone expérimentale », ou « demander aux visiteurs d’écrire des conneries comme si c’était un mur de chiottes ou l’Arc de Triomphe »), les programmes de performances tiennent de la recette de cocktail ou d’infusion (« poème-plaie-bière-cassée »), de la règle d’un jeu bête et méchant, à la Choron, ou plus sadien (Les 120 journées), avec une prédilection pour le fétichisme : « Trouver des fétichistes du léchage de cuisse imbibée d’encre de tatouage », ou raser la scène « lentement, délicatement, sensuellement, voire sexuellement », pour engendrer « un fétichisme du rasage de scène ».

 

            La scène se souvient des « guerres qui ont marqué des milliards de corps », l’ « interface violable » de la peau signifiant « un dedans collectif ravagé qui accueillera le chaos ». Il faut « mettre la lecture en péril en même temps que le corps », jusqu’à imaginer la possibilité d’un « poème-thanatopraxite posthume », un « texte-tatoo formol » destiné à devenir « une belle décoration, dans un bocal sur une étagère. / Ou dans un sous-sol d’hôpital lugubre ». Les films invoqués par Yoann Sarrat sont, entre autres, Le Journal de Gloumov d’Eisenstein et Un chien andalou de Buñuel et Dali. Son « Poème-festival-cinématographique » serait aussi un festival de l’humour noir.

 

 

 

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