Derniers courants, de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

7 juin
2025

Derniers courants, de Philippe Jaffeux par François Huglo

Derniers courants, de Philippe Jaffeux

 

 

            Des courants alternatifs sont alimentés par 70 pages de 26 lignes-vers-aphorismes généralement oxymoriques. « Un courant de mots alternatifs corrige une tension entre des octets et des lettres ». Courants électriques : « Le soleil magnétise l’énergie de nos jours afin que nos nuits attirent l’électricité », ou « Eclipser les polarités de l’électricité avec un soleil qui réconcilie toutes les oppositions ». Courants marins, de surface et de profondeur, superposés. Les lignes-vers-aphorismes sont les vagues toujours recommencées, chacune première et dernière dans l’alternance des marées, moins successives que simultanées, l’eau étant « à la source de tous les voyages car elle explore le ciel aussi bien que la terre ». Plein et vide s’équilibrent en s’annulant : « Le vide occupe une petite place sur notre terre parce qu’il remplit tout l’univers ». « L’univers ne manque de rien puisque l’infini remplit un vide qui n’a pas de fond ». « Le travail se réduit à remplir nos jours avec un temps qui s’occupe à ne rien faire ». Entre Tao et yoga, « Un corps est capable de s’illuminer lorsqu’il reflète le monde au lieu de l’influencer ». Stable ou instable, l’équilibre de l’équation chimique (ou algébrique : =0), est indifférent : « Désobéir à la politique d’une émotion pour servir le pouvoir de notre indifférence ». « Prendre parti contre nos opinions pour servir l’indifférence de nos incertitudes ». « Ne plus savoir ce que nous désirons pour éprouver l’indifférence de nos plaisirs ». « La magie de l’alphabet est indifférente à tous les mots qui exigent d’être expliqués ». Contre la volonté : « Sentir avant de penser afin d’échapper à l’odeur pestilentielle de notre volonté », ou : « Un ordinateur est inutile sans un alphabet indifférent au calcul de notre volonté ».

 

            Descartes confondait liberté et volonté.  Jaffeux fait appel à la liberté de l’imagination contre la tyrannie des images : « Les images augmentent leur emprise parce que notre imagination n’en a pas besoin ». Et si « le cinéma réveille tous nos rêves », c’est « parce que sa réalité est dans notre imagination ».  Si « nous dormons », c’est « parce que nos rêves sont les seuls à connaître le sens de notre liberté ». Elle « s’accomplit dans des rêves qui sont notre unique moyen d’évasion ». Elle est du côté du vide, qui « nous permet de nous évader d’un monde emprisonné », ce vide n’étant « rien de plus que l’envers de nos entraves s’il est relié à l’alphabet ». Il faut « explorer la cruauté d’une méthode vide pour goûter aux aventures d’un risque ».

 

            Les lettres sont l’enfance des mots. Elles « éduquent les mots lorsqu’elles sont lues par des enfants analphabètes », lues avant de savoir lire. « S’amuser à réparer des mots cassés par un alphabet qui est le jouet de notre enfance », c’est jouer les lettres contre les mots, qui « fabriquent à la lettre nos pensées si elles ne peuvent pas être écrites ». Les lettres « lisent ce que nous écrivons avant qu’un mot dise ce que nous pensons ». Et « Les mots prennent un sens si leurs lettres touchent des absurdités imprononçables ». Enfin, « Les mots ne sont plus crédibles si l’on croit sur parole tout ce que les lettres disent ».

 

            « Notre enfance nous traque partout », c’est pourquoi « nous jouons avec l’origine de nos peurs », et tous les contes en jouent. « L’alphabet a la possibilité de se limiter à éveiller la curiosité insondable d’un enfant ». Nous apprenons « à jouer avec un temps qui vieillit » pour nous « rapprocher de notre enfance », et « le temps oublie son petit savoir si nous apprenons à vieillir pour redevenir un enfant ». On s’applique « à être possédé par un enfant qui nous donne ce que nous avons perdu ». « Nos mondes s’agrandissent dès que nous les élevons vers l’univers de notre enfance ». Ainsi, « L’art est au service de tous les enfants qui savent jouer avec la servilité des adultes ».

 

            Comme Bertrand Prévost, Philippe Jaffeux est sensible à l’élégance animale, à la fois éthique et esthétique. « Il ne suffit pas d’exhiber sa nudité pour acquérir la vertu incomparable d’un animal » Mieux vaut « se taire devant des animaux qui savent depuis toujours nous parler sans rien dire ». Ils parlent par leur apparence, par leur peau. Ils parlent en surface : « Le superflu est nécessaire à notre animalité lorsqu’il parasite notre profondeur inutile ». Et « Le silence des animaux nous parle aussi de ce que nous ne voulons pas entendre ». Seuls, ils « savent nous instruire sur ce que nous ignorons de notre bestialité ». « Nos angoisses paniquent dès que nous n’avons plus peur de devenir des animaux ». Ils « nous domestiquent pour connaître les limites de notre sauvagerie ». Ils « nous écoutent car nous sommes tous incompris de notre espèce ». Ils « ignorent notre bêtise lorsque nous étudions le savoir de leur instinct ». Leur intelligence « nous charme parce qu’elle domestique notre bestialité ». Et « L’homme est lui-même s’il comprend qu’il est un animal qui a besoin de s’ignorer ».

 

            Avec l’enfance et l’animalité, la musique est une énergie à recueillir « afin de transformer la matière première de l’art ». « Tous les mots sonnent faux lorsqu’ils ne résonnent pas dans la valeur d’un chant ». « La grâce d’une pulsation accorde la vibration d’un corps avec celle d’une musique ». Cette vibration « résonne dans les corps qui s’accordent au chant de l’univers ». Et « seule la musique sait nous parler parce qu’elle échappe à l’autorité d’un discours ». Elle peut « ressusciter des notes enterrées sous des lettres », et nous innocenter « lorsque la grâce d’une voix nous comprend ». Elle « porte un masque en vue de dévisager le mensonge de toutes les langues ». Il faut « respirer avec nos oreilles afin d’écouter le souffle vital de toutes les musiques », et « réunir tous nos sens dans notre ouïe pour sentir que la musique est en fait partout », alors que l’alphabet « ne parvient pas à délimiter son territoire ». Le temps « disparaît dès qu’il nous montre tout ce qu’il sait faire avec la musique ». 

 

            « Notre monde est une erreur qui se limite à être corrigée par l’univers de la musique ». C'est presque du Nietzsche qui, pour se muscler l'esprit et la lettre, avait La Rochefoucauld. Nous avons Jaffeux.

 

 

 

 

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