Hergé musicien ? de Jean-Jacques et Renaud Nattiez par François Huglo
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Hergé musicien ? Comme le vingtième siècle. Celui où, écrivait Michel Serres, la musique ajoute à « son universalité mathématique » héritée des Grecs, « une autre prétention à l’universel : sa prétention ethnologique ». Contrairement à son ami Edgar P. Jacobs, baryton et grand éclairagiste des albums de Blake et Mortimer, Hergé a considéré comme « négatif » (ennuyeux ou pire : risible) le « genre opératique », identifié au kitsch et aux pesanteurs du XIXème siècle. Et si « l’image que, dans ses débuts », il a donnée de la musique, était, elle aussi, négative, c’était peut-être à cause du « souvenir qu’il avait conservé de l’éducation musicale reçue dans ses premières années ». L’aversion proclamée d’Hergé pour l’opéra n’est, nous dit Philippe Goddin dans sa préface, « qu’une galéjade de dessinateur », ses références témoignant de sa culture en ce domaine. Les frères Nattiez, Jean-Jacques professeur émérite de musicologie à l’Université de Montréal, et Renaud à qui Tintin a donné « le goût des voyages et de l’écriture », auteur d’un ouvrage mettant en parallèle Hergé et Brassens, élargissent la perspective ouverte par Hergé (et par Michel Serres) « en rattachant l’évocation du musical aux manifestations tous azimuts du sonore, y compris les appareils de diffusion, ainsi que la présence du musical et du sonore dans le langage —notamment les onomatopées— et dans les chants et les cris d’animaux », en passant par les « propriétés linguistiques de la musique », du tam-tam africain au dialogue avec un éléphant par trompette interposée. Serres parlerait d’une « complication globale ». Hergé dessinateur et transcripteur de chœurs africains ou incas ignorait toute opposition entre « musique d’en haut » et « musique d’en bas ». Et contrairement aux frères Loiseau, les frères Nattiez ne font pas dans l’antiquité.
Comment dessiner la musique ? Tout en suggérant rythmes et « courbe intonative », Hergé « invente des notations que le solfège n’utilise jamais ». Comme l’écrit Pierre Assouline, il se révèle « fabricant de langages », y compris dans le domaine musical. Nicole Benkemoun observe une « insertion de notes dans le texte des phylactères ». Hergé ne cite pas des partitions, mais ce qu’il « a retenu mentalement dans son processus créateur ». Il « fait constamment appel à des variantes », compensant « le retour du même air par diverses représentations musicales ». En retour, Bianca se livre à des variations sur le nom de Haddock.
Selon Pierre Assouline, les albums Quick et Flupke des années 1930-1932 démontraient « qu’Hergé percevait la musique comme un embrouillamini de sons s’inscrivant en faux contre son obsession de la clarté ». Pour Pierre Stereckx, ils témoignent plutôt d’un Hergé ouvert « aux médiums de son temps », qui « donne à voir les appareils de diffusion du sonore ». Au Congo, Tintin groupe des Africains autour d’un gramophone. Au pays de l’or noir, il manipule les boutons du poste. Nicole Benkemoun voit dans le stupéfiant « spectacle pictural » offert par le « Supercolor Tryphonar » des Bijoux une « performance visuelle psychédélique et jubilatoire ». Le boy-scout belge se serait-il converti aux musiques qui font planer Hamster jovial, personnage créé par Gotlib au début des années 70 ?
« La musique est souvent associée à un état second » : ivresse de Tintin ou de Haddock dans Le crabe aux pinces d’or, folie de Tournesol dans Objectif lune rappelant, selon Ivan A. Alexandre, celle de Lucia de Lammermoor, folie atteignant Philémon Siclone dans Les cigares du pharaon, ou simulée par Tintin dans Le lotus bleu. Folie, surtout, du « fou chantant », expression de « la joie » qui donne « du mouvement à l’image en évoquant une danse », celle d’Haddock chantant « Le soleil et la lune » dans Le temple du soleil. « Y’a d’la joie » et du rythme quand les Dupondt chantent « Boum ! Quand vot’moteur fait Boum ! » (Tintin au pays de l’or noir). Ray Ventura n’est pas loin, avec « Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine », chanson tirée de l’opérette Normandie de Paul Misraki, et interprétée par Séraphin Lampion dans L’affaire Tournesol. Hergé chantait-il « Je suis swing », succès de Johnny Hess repris par Georges Brassens ? Avant de devenir Hamster jovial, le scout est-il passé par la case zazou ? Fut-il aussi fan de Trenet et de jazz que Cabu, mais en plus pop ? Ne manque plus que Django, dont la musique est peut-être jouée par Matéo dans Les bijoux. Haddock, celui « qui chante le plus dans les Aventures », joue de la guitare à la toute fin de l’album inachevé Tintin et l’Alph-Art. « Image d’Hergé lui-même » qui a pratiqué —sommairement, dirait Boby Lapointe— cet instrument ? Répliquant à Bianca, le capitaine se présente : « Harrock’n roll ». Plus près d’Harrison reprenant Chuck Berry et Buddy Holly que de Django ?
Parmi les documents de première main dont foisonne le livre, figure le brouillon manuscrit des réponses d’Hergé à l’hebdomadaire belge Musique numéro 1 qui, en septembre 1978, l’interrogeait sur ses goûts musicaux. Il citait, « au hasard et pêle-mêle, Erik Satie, Debussy, Schubert, les Beatles, Vivaldi, Pink Floyd ». Revoilà le « psychédélique » ! Sur une page barrée, il notait trois titres des Beatles : « Dear Prudence, Martha my dear, Come together ». Le premier et le troisième sont de Lennon. L’intermédiaire, plus jazzy, témoigne du goût de Paul pour la musique jouée par son père, dans laquelle a baigné son enfance. Sur la page suivante, Beatles est doublement souligné. Peut-être parce que leur musique « à la fois très simple et très compliquée » comme les causes, toujours inexpliquées, de l’intervention surprise du capitaine dans Tintin au pays de l’or noir, à la fois populaire et attentive aux avant-gardes (Hergé répondant au questionnaire cite aussi Pierre Henry) touche, elle aussi, les « enfants qui ne savent pas encore lire » et ceux qui ont passé les septante sept ans.