Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky. Ptérodactyles/Logistics : The Extend. par Pierre Gondran dit Remoux

Les Parutions

11 janv.
2023

Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky. Ptérodactyles/Logistics : The Extend. par Pierre Gondran dit Remoux

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Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky. Ptérodactyles/Logistics : The Extend.

 

La grande extinction-extension

 

Dans une réflexion profonde sur deux faits majeurs de l’anthropocène — l’extinction des espèces, l’extension des images —, le poète Étienne Vaunac et l’artiste contemporain Grégory Chatonsky interrogent la figuration de l’étrangeté.

Étrangeté du corps sans organes

Les images de G. Chatonsky sont cogénérées par l’artiste et l’intelligence artificielle (IA) à partir de l’ensemble des images passées, considérable masse numérique des représentations réalisées par l’humain, sorte de nouvelle « terre » inform(atiqu)e heideggérienne — cet arrière-monde à partir duquel se déploie toute chose, en la faisant être en son étant au monde, et où revient toute chose par son extinction dans le monde. Les images dévoilées par la puissance statistique sont un hyperréalisme photographique de corps à la fois reconnaissables dans leurs parties et méconnaissables dans leur globalité, segmentés, tel le corps sans organes revendiqué par Artaud et conceptualisé par Deleuze. Loin d’être une absence d’organes, il est un corps dont les organes échappent à l’organisme (l’organisation anatomique et fonctionnelle) et jaillissent ici ou là, car ce corps est réduit à la conscience de la sensation, mouvante et segmentée. Pour Deleuze approcher le corps sans organe implique des expériences limites (drogue, psychose…). L’IA est une nouvelle approche (sans danger ?) capable de le révéler cette tératologie étrange par l’extraction sélective d’organes, de membres à partir de la somme de toutes les photographies passées de corps ou parties de corps, que l’IA appréhenderait donc — de manière étonnamment pertinente — dans leur relation au monde, la sensation à l’œuvre dans le corps sans organe. L’« espace latent de l’imagination artificielle » (G. Chatonsky) contient à la fois l’archive des images passées et ces possibles d’images futures. L’IA fait jaillir ces images en latence, qui ne sont pas encore l’étant de choses mais sont « sur le point d’être de l’étant », ce qu’on pourrait dénommer — en empruntant au latin son participe futur du verbe être — le futurus pour « étant à venir dans son être ». Le vertigineux est que ces images créées entrent alors elles-mêmes dans l’arrière-monde des images en un retour heideggérien dans la « terre-archive » en constante expansion.  

Étrangeté du poème sans choses

Les textes d’E. Vaunac peuvent être lus comme un analogon écrit du corps sans organes : le « poème sans choses ». Loin d’être l’absence de choses, il est un poème qui tend à s’abstraire de la syntaxique (l’anatomie) et du signifié (la fonction), et se présente comme la conscience du signifiant (la sensation) : les choses, c’est-à-dire les mots, émergent de l’archive lexicale de l’auteur (sa « terre » du langage) qui les fait être étant au poème. De la richesse de ce lexique (archives précieuses ou triviales, exhaustives) naissent des textes magnifiques où l’étrangeté domine, en chaînes de signifiants désarticulées d’où le contexte aurait été raboté, escamoté : reste alors le chant du monde.

Le transfiguratisme

Le figural est le réseau de relations spatiales occupant l’espace de la toile en une figure. Figuratif ou abstrait, le peintre ou le poète conscientise son futur tableau ou son futur écrit en une figuration mentale qui est ensuite balayée dans l’acte où se manifeste la figure, comprise comme la présence de la pure sensation spatiale. Le travail pictural des IA a ceci de fondamentalement dérangeant que l’étape d’anticipation par la figuration est caduque : seul le figural est à l’œuvre. L’IA est transfigurative. De même le travail d’écriture d’E. Vaunac suggère une mise à distance du figuratif pour faire émerger la figure poétique, un réseau de signifiants hétérogènes à eux-mêmes occupant l’espace de la page, une poésie économe, transfigurative et instable — instabilité de l’image poétique telle que Y. Bonnefoy la fait naître dans le poème L’Ordalie, par exemple.

Extinction-extension

Ce que ces deux artistes nous donnent à voir et à lire s’articule dans le couple extinction-extension. Par son vocabulaire zoologique, paysager, minéral…, mots apposés en dioramas selon une muséographie ancienne de l’accumulation des archives du monde, le poète témoigne de mots-fossiles en voie d’extinction : les « Ptérodactyles ». Le plasticien fait apparaître via l’IA des chimères, évolutions, extensions issues des archives des images-fossiles : « The Extend ».          

 

Extrait, page 25 :

l’apical

en retard sur les roseaux avant qu’existent des roseaux
de quel œuf es-tu le texte relicte
le gisant mandrill
et la légèreté des signes
ce bar en bas de la rue
où les verres tintent dans un fracas de mâchoires et de biscottes

 

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