Nom d’un animal, Antoine Mouton par Cécile A. Holdban

Les Parutions

9 juin
2025

Nom d’un animal, Antoine Mouton par Cécile A. Holdban

Nom d’un animal, Antoine Mouton

 

Antoine Mouton est indéniablement une voix singulière dans le nouveau paysage poétique. Son œuvre est déjà riche, reconnaissable par un ton, un univers. Il y règne une forme de fausse légèreté qui lui permet d’entraîner le lecteur dans des cheminements qu’il n’aurait pas forcément suivis de lui-même, et à le faire basculer dans une autre perception de la réalité contemporaine.

Comme le laisse entendre l’une des deux citations placées en exergue, celle de Roberto Scarpinato, revendiquant un « droit à la fragilité des individus », Nom dun animal poursuit cette quête entreprise par Antoine Mouton des chemins de traverse, des chemins buissonniers de l’époque, de ce qu’il appelle, citant cette fois Alain Bashung et Jean Fauque, la « contre-allée » (mise en abyme délicate du nom de l’éditeur). Cette part de fragilité, qui n’a pas sa place dans les grands axes, autrement dit dans la masse et l’engorgement du troupeau, est ce qui permet « de ne pas renoncer à sa propre humanité » (toujours Scarpinato).

Le livre est construit comme une sorte de long monologue beckettien. Mais où la dureté du discours de l’écrivain irlandais renouerait ici avec une forme de mélancolie hébétée, venant adoucir le caractère implacable de la condition humaine selon Beckett. L’absurde revêt ici une dimension de funambule, pour qui l’équilibre n’est possible que si la légèreté vient contrebalancer la force. La chute est une possibilité omniprésente, et paradoxalement, elle seule permet d’avancer. On sent, à lire ce texte, une oralité efficace dans son déroulement et son déploiement. Comme le flux de conscience d’un passant :

Je connais des gens qui n’existent pas. Je leur donne rendez-vous chez des gens absents. Nous nous asseyons en cercle. Nous posons nos pieds sur un tapis où des dizaines de pieds d’autrefois murmurent : j’y étais j’y étais j’y étais. Nous sommes entrés dans l’absence, nous ne voyons plus les gens, devinons leur histoire. Ou bien pas leur histoire, pas seulement : surtout leur façon d’être. D’avoir été. De revenir aussi. J’aime bien que les gens soient, j’aime voir quelqu’un qui fut, mais j’aime par-dessus tout chez les gens leur façon d’être. L’absence est aussi une façon d’être. Une façon de mettre du temps dans l’être. De laisser passer du temps dedans. De la distance entre soi et les autres, ou soi et son histoire, ou soi et soi. Une façon de se multiplier. Quelqu’un d’absent est partout. Quelqu’un de présent est là. J’aime être là, mais il y a des endroits où je suis partout. Dans les endroits que j’ai quittés, je suis partout. Et je n’y reviendrai jamais. Les gens peuvent partir. C’est merveilleux. Nous avons des pieds. Nous avons des pieds qui nous permettent de ne pas être là, pas y rester, pas seulement là, ici aussi, et puis partout : j’y étais j’y étais.

Nom dun animal évolue ensuite vers un propos politique ironique, mordant, une réflexion sur le travail intelligente et originale. L’alternance des longs passages en prose, qui déroulent la pensée en marche d’un ministre du travail ayant perdu ses repères à la suite de la perte de son travail :

 

La pluie tombait et chaque goutte en s’écrasant sur toi se mettait à parler.

Chaque goutte disait : c’est faux.

C’est faux sur ton épaule

c’est faux sur ton crâne

c’est faux sur le bout de ton nez

même sur tes doigts c’est faux

et sur tes lunettes c’est faux c’est faux c’est faux

c’est c’est c’est faux

faux

faux

faux.

 

Je suis ministre du travail

et j’ai été viré

Le propos est pertinent, et cette réflexion sur l’absurde du monde du travail, sa perte de sens, est  très originale dans son approche et efficace dans cette sorte de « pas de deux » qu’effectue l’écriture, il y a une invention convaincante dans ce texte, servi par un humour écorché. Le sujet pourrait très vite sombrer dans le propos revendicatif ou prédicateur. Il n’en est rien.

Antoine Mouton parvient à restituer parfaitement cette incompréhension qui gagne de plus en plus de gens face à la transformation du monde du travail. Le monologue final, qui vient répondre à celui du début, devient une affirmation de la part d’humanité défendue face àl’absurdité écrasante de la perte de sens.

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