La rive opposée (dix ans après), de Fabiano Alborghetti par Cécile A. Holdban

Les Parutions

26 avril
2018

La rive opposée (dix ans après), de Fabiano Alborghetti par Cécile A. Holdban

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            La figure du migrantest à la fois omniprésente et invisible. La représentation que l’on s’en fait paraît toujours faussée par le sentiment, qu’elle nous inspire a priori, de rejet ou d’empathie. L’altérité duou desmigrants reste souvent un stéréotype qui suscite, selon les personnes, des réflexes de repliement ou d’adhésion, souvent construits sur une même mauvaise conscience. Par conséquent, la lecture du deuxième recueil de Fabiano Alborghetti publié, en bilingue, par les Éditions d’en bas, dans une traduction de Thierry Gillybœuf, s’impose comme une sorte de devoir d’honnêteté intellectuelle et humaniste. Il restitue aux migrants leur pluralité, leur singularité polyphonique, multiple et irréductible à un symbole, à un type ou à une catégorie sociale, aussi révélatrice soit-elle des déviances d’un monde emballé et déréglé. Il donne à voir l’invisible, que celui-ci soit ce que l’on refuse de voir ou ce que l’on voit mal parce qu’on l’a travesti de nos projections. Et c’est bien le but que s’est proposé Fabiano Alborghetti, comme il l’affirme dans sa préface : « On ne parle pas de l’invisibilité. Et c’est pourquoi j’ai tenu à le faire. »

            Récompensé au début de l’année par le prestigieux prix suisse de littérature, le poète du Tessin a, pendant trois ans, partagé le quotidien, en cohabitation, de migrants, entre 2001 et 2004. Il ne s’en est pas fait le porte-voix ni le porte-étendard, la force et l’originalité de La rive opposéeétant précisément de ne pas s’assujettir à un discours politique ou idéologique, aussi généreux soit-il. Pendant tout ce temps, Fabiano Alborghetti a mené une existence schizophrénique, portier de jour dans un hôtel de luxe, couchant le soir dans les dortoirs, « les baraques ou des usines désaffectées ». Trois années, cela fait mille et une nuits. Mais transposées en Occident, vers lequel ces migrants se sont sentis attirés comme vers un pays de Cocagne, elles deviennent le territoire de la clandestinité, du rejet, de la précarité, de cette invisibilité humaine, sociale, médicale, administrative qui vient priver ces hommes, nos si semblables, d’une identité singulière et commune qu’on leur refuse : « C’est difficile / d’avoir une consistance qui dépasse l’invisible //ou d’avoir du courage en ce monde sans déserter… » déclare Milos, un Kosovar de 43 ans.

            La rive opposéea initialement paru en 2006. Dix ans après, comme l’indique le sous-titre, Fabiano Alborghetti est retourné sur cette rive, habité par « la nécessité de réécrire entièrement ce livre ». Sa composition demeure inchangée dans les grandes lignes : soixante poèmes répartis en trois sections, dont un tiers environ sont restés à l’identique. Surtout, en faisant le constat que le visage de ceux qui lui avaient confiéleur(s) histoire(s), Fabiano Alborghetti a rendu chaque poème (à l’exception de huit d’entre eux) à celui à qui il appartenait.

            Ainsi, chaque poème se conclut par la simple mention, entre parenthèses, d’un prénom, d’un âge, d’une ville et d’un pays. C’est la sobriété même de cette identification qui confère à chaque texte une acuité émotive, une solidité inexpugnable. Comme autant de stèles. Fabiano Alborghetti déclare avoir voulu composer une « Anthologie de Spoon River Anthologydes vivants », et donne en exergue de la deuxième section du recueil ces deux vers du chef-d’œuvre d’Edgar Lee Masters dans lequel le poète américain fait entendre les voix des morts dans un cimetière, qui composent une incroyable mosaïque humaine, trop humaine : « Tout cela est oublié, sauf de nous, les souvenirs, /Qui sommes oubliés du monde. »

            Car ce qui obsède chacun de ces migrants, et ce qu’a voulu éviter Fabiano Alborghetti en réécrivant son recueil avec le recul d’une décennie où il fait le constat que rien n’a changé : « Les départs continuent, les arrivées se tentent », c’est l’oubli, que cet oubli relève de la lassitude, de la paresse, du manque d’imagination, de la honte ou, ce qui est presque pire, de l’accoutumance. « Je me perds dans le portrait de l’absence » déplore Salah, un Algérien de 36 ans.

            Chaque poème est construit selon la même structure : des tercets (d’un à cinq) que vient briser, ébranler un dernier vers isolé qui se conclut immuablement par trois points de suspension. Ceux-ci signifient évidemment l’incertitude du sort de chacun d’entre eux. Pour mieux faire résonner la complexité de l’exil, Fabiano Alborghetti a choisi une langue simple et communesans pathos ni effusion, qui fait écho au désespoir de Mohammed, un jeune Marocain de 20 ans : « Je ne veux pas des mots et donne-moi autre chose que de l’argent / Donne-moi un sens… »

            La rive opposéedonne un sens à ces vies, à ces exils à travers le portrait de soixante hommes qui ont entre 17 et 62 ans, viennent pour la plupart des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Kosovo, Serbie), un peu du Maghreb (Tunisie, Libye, Maroc, Algérie) et d’Afrique pour quelques-uns (Sénégal, Nigeria, Somalie, Congo). Aujourd’hui les provenances ont sans doute changé en fonction de la folie des hommes. Mais alors que l’on commence à s’habituer à ce que la Méditerranée devienne un cimetière marin d’apatrides anonymes – « combien de légions par navire et par jour » – comment oublier que pour ceux qui fuient les guerres, les persécutions, la famine et qui courent le risque de ne jamais arriver, « même couler c’est finir plus haut que le fond » ?

            Il faut s’interroger sur ce titre de Rive opposée. C’est évidemment celle qui est en face, mais elle est aussi, malheureusement, celle qui s’opposeà la venue de ces migrants et qui, plutôt que de les accueillir, leur offre « l’offense du rapatriement » :

 

Une rive n’est séparée de l’autre
que par la peur du début l’absence de trace :
qu’est-ce que je laisse derrière moi si je m’en vais, disait-il

 

quelle mémoire je trouve ?

 (Mohammad, 24 ans, Ouarzazate, Maroc)

 

Chacun de ces poèmes-témoignages frappe non seulement en raison de l’histoire personnelle – mais sans doute déclinée de façon indénombrable – dont il est porteur, mais aussi par ce qu’il dit en creux de notre regard qui se dérobe : « ne pas voir c’est abjurer ». Fuir, entreprendre une périlleuse traversée pour gagner un pays, un monde qui ne veut pas de vous, qui vous voit en « obstacle » ou en « infamie », traduit l’héroïsme désespéré de ces migrants qui tentent de « surmonter le silence » pour trouver une place, leurplace, celle qui leur est refusée sur les deux rives, comme le constate Davor, un Serbe de 52 ans : « de la perte présente à la trame à venir, nous, nous sommes où ? »

            De ces hommes au passé ignoré, au présent impossible et au futur incertain, Fabiano Alborghetti s’est fait le rhapsode, composant avec la trame de ces destins individuels une symphonie pathétiquede l’exil. Il a entrepris le même travail, mais dans une veine poétique, que la Biélorusse Svetlana Aleksievitch qui, dans son discours du Nobel le 10 décembre 2015, disait : « J’ai toujours été tourmentée par le fait que la vérité ne tient pas dans un seul cœur, dans un seul esprit. Qu’elle est en quelque sorte morcelée, multiple, diverse, et éparpillée de par le monde. » Avec La rive opposée, Fabiano Alborghetti a redonné une voix, un visage et un sens à ces frères humains invisibles, dont la vie ne semble avoir guère plus de valeur et de durée que celle d’un papillon, comme le dit si bien Mohamad Fadh Ullah, l’aîné de ces témoins :

 

Nos vies sont trop brèves pour durer dans quelque chose
et en parlant il montrait les papillons :
ils disparaissent vite disait-il à voix basse, au bout de quelques jours seulement.

 

À bien y réfléchir nous avons le même destin, mais avec moins de légèreté…

 

            Leur histoire est en effet la nôtre. Il nous appartient juste de ne pas nous y opposer.

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf
Éditions d’en bas
168 p
17 €


 

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