Péter Nádas-Ce qui luit dans les ténèbres... par René Noël

Les Parutions

28 sept.
2025

Péter Nádas-Ce qui luit dans les ténèbres... par René Noël

Péter Nádas-Ce qui luit dans les ténèbres...

Derrière le monde visible

 

allez vole, mon Péter (p. 11) dit Tauber, le grand-père maternel de Péter Nádas, lequel éprouve un sentiment de bien-être dans ce vol dans les bras de son aïeul, une légèreté éclipsant la crainte et la sérénité, celle-ci n'étant bien souvent qu'un renoncement au monde, une résignation face à ce qui n'est pas tant l'être que son ersatz. Le premier souvenir réel ou rapporté de l'auteur, qui ne manque pas de confronter les différentes versions des mémoires de sa tante et leurs conversations, alors que le futur auteur de ces mémoires a un peu moins de deux ans, naît à l'occasion de l'éventration, de l'explosion de son immeuble, lors du siège de Budapest en 1944, Au cours de cette nuit mémorable... une bombe souffla ni plus ni moins la moitié du 42, rue Damjanich, la cage d'escalier et l'autre moitié de l'immeuble demeurèrent pratiquement intactes, et nous sains et saufs, (p 50). Seule l'image cinématographique de la disparition progressive du monde visible m'est restée. La manière dont le monde visible se laisse enténèbrer. Le mouvement du mur devenu agile, mobile, autre expérience de vol, n'épouvante pas l'auteur, mais aiguise sa curiosité Je demeure fasciné par la beauté de la vision prénotionnelle du monde, qui est en même temps sensation, une sensation indissociable de la plénitude. (p. 44), participe sans doute de son goût pour l'exploration de régions obscures dont il pressent l'existence.

 

Le chemin de lumière que le soleil fait sur l'eau, tiens, qu'il t'entre dans les yeux, ce stupide pont d'or. ... Maintenant tu fermes les yeux, mais ne serre pas les paupières comme ça, doucement, tu laisses les petites lueurs, les ronds, les petites étoiles et tout et tout retomber... Elle me demandait si tout était calme dans le noir. Pas tout à fait. Elle me demandait si l'image était revenue, si je voyais l'image et le pont d'or. Je les vois. Alors tu peux rouvrir les yeux et vérifier tout de suite si ton souvenir était correct... Elle me demandait si tout était calme dans le noir (p. 336-337), Klára Tauber, la mère de l'auteur, apprend à son fils à structurer sa mémoire, à développer son regard. À tirer le positif du monde extérieur depuis son propre appareil optique et sa personnalité en formation. Relier les concepts et les images m'entraîne dans de grands voyages temporels à l'intérieur de moi, où tenter d'identifier le lieu d'origine d'un concept permet également de réajuster les chronologies potentielles. (p. 82-83). Tandis que son père expert en maintes techniques, lui enseigne le comment et pourquoi des grandes inventions de l'homme et de la nature, cousin germain à bien des égards en génie civil, du père de Péter Esterházy d'Harmonia Cælestis (2001) et de celui de 

La Bible, autre roman de Péter Nádas.

 

Un autre monde existe derrière le monde visible, où se révèle le vrai visage de l'homme. À partir duquel le vrai visage de l'homme devient visible, sous toutes ses facettes (p. 767) À aucun moment Péter Nádas ne renonce à décrire le réel indicible alors qu'il se nourrit, dans les deux parties articulant ces mémoires, des oubliés de l'histoire que sa phrase ne cesse de saluer et de lier à travers des époques lointaines ou proches, devant lui. Attitude due sans doute à la singularité de la langue et de l'histoire tragique de la Hongrie que partagent nombre d'écrivains hongrois - plus encore dans cette période de la seconde guerre mondiale jusqu'à l'écrasement de la Révolution en 1956 par les soviétiques - élaborant de nouveaux moyens formels d'expression de l'inaperçu, ne se privant pas de cette liberté d'investir les contenus des hauteurs métaphysiques désertées par nombre d'écrivains européens, alors même que cette liberté d'éclairer l'espace inconnu dans toutes ses dimensions n'a jamais été si impérieuse, nécessaire que de nos jours.

 

Sa mère et son père décédés prématurément, Péter Nádas est élevé par sa tante, un temps exilée avec son oncle, directeur de revue et traducteur à Paris envoyé par le parti pour fédérer ce que l'époque compte d'esprits et de talents progressifs de l'époque, période constituant la seconde partie de ces mémoires, deux placards noirs séparant ces deux parties de ce livre à l'exemple de ceux imprimés dans Tristram Shandy de Laurence Stern, même s'ils n'ont probablement pas la même signification ici. L'auteur part à la recherche de l'emplacement du camp du Vernet dans lequel son oncle a été détenu - baraquements décrits par Arthur Koestler dans La lie de la terre -, lieu qu'il a le plus grand mal à trouver tant l'oubli semble avoir balayé ce champ des mémoires en Ariège même, aussi bien que dans le Sud profond tel que nous le fait lire William Faulkner alors que ce sont pourtant près de 600 000 prisonniers répartis dans deux cent camps d'internement ou de déportation français, selon la terminologie française ou allemande, entre 1938 et 1946, écrit Denis Pechnanski dans La France des camps, dont il est question - défait les idées reçues sur notre pays. Yvette, la petite-fille de cette tante rédactrice, sera l'une des amies proches de Péter Nádas, tous deux dévorant les livres, s'initiant à la vie, aux vues sur le monde, s'affranchissant des mensonges des adultes aussi bien que dans ses livres, Péter Nádas congédie le manichéisme sous toutes ses formes.

 

Je voulais désormais observer comment un écrivain s'éloigne de l'imagination ou puise au contraire dans sa propre vie, quels ponts il établit entre les deux (p. 761). Un dynamisme de la matière agrandit le champ des mémoires dans tous les sens du temps. Histoires parallèles... * et Ce qui luit des ténèbres, souvenirs de la vie d'un narrateur, roman et mémoires, dialoguent, s'interrompent, se questionnent, échangent leur matériau aussi bien que l'univers, l'infini, les étoiles innombrables attendent d'être nommées autrement que par des chiffres et des lettres anonymes, à la recherche de lois naturelles auxquelles Péter Nádas répond, en donnant à ces astres des histoires des hommes en lieu et place de chiffres et lettres impersonnelles.

 

* Histoires parallèles, Traduit par Marc Martin et Sophie Aude, Plon, 2012

 



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