Jacques Moulin-Carnet d’Yport par Bertrand Degott
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Si vous ne connaissez pas encore la poésie de Jacques Moulin, le présent ouvrage vous fournira une excellente occasion de prendre langue avec cette œuvre abondante, qui compte depuis Matière à fraise (Éditions de l’Envol, 1996) plus de vingt titres chez divers éditeurs. Avec entre autres À vol d’oiseaux (2013) et le récent Corbeline (2022), Carnet d’Yport est le sixième que publie L’Atelier contemporain. L’inscription dans le titre d’un toponyme — celui d’un village du pays de Caux — déclare d’entrée l’importance des lieux. Mettons que la voix lyrique soit la façon qu’ont les poètes de s’approprier la parole et d’habiter le monde, le présent livre permet d’observer comment un moi poétique singulier (appelons-le Moulin) se cherche et se construit dans une tension entre les mots d’une part, les choses et les lieux d’autre part. Sa lecture nous contraint presque matériellement à éprouver combien l’implication des différentes instances est nécessaire et jouissive et, plus courtoisement, nous invite à la considérer comme spectacle. Né à Saint-Jouin-sur-Mer (aujourd’hui Saint-Jouin-Bruneval), l’auteur séjourne parfois à Yport, à quelques milles de là. Les autobiographèmes déclinés en quatrième de couverture se trouvent assez dramatisés dans l’œuvre pour imposer la normanditude, et même la cauchoisité, du sujet. Ce sont les enfances d’abord dans les deux premières parties « Échographie » et « Retour en Caux », puis l’acquisition d’une résidence secondaire dans les deux suivantes, « Le lieu temporaire » et « Yport ». « Le Caux m’en dira tant », écrit Moulin et, si le Caux lui cause toujours, c’est que « la falaise est diserte » mais aussi que « le poème ressasse » : son patronyme ne l’oblige-t-il pas à dresser la liste de tous les moulins à vent dont son lieu de naissance a gardé la trace ? À Yport autant qu’à Saint-Jouin, la falaise est bien là, blanche et verticale comme à Étretat : « Les falaises m’aident à trouver l’ultime vertèbre qui me tient debout et le poème avec moi. » Dès qu’il s’agit de s’ériger et d’ériger son poème, la falaise n’est pourtant pas le seul comparant qui lui vienne : « Le phare comme le poireau est instrument de lyre. » Question de registre, peut-être, mais l’humour n’est jamais loin.
Quand Moulin déclare « Je suis littoraliste à la lettre et par tous mes sens », c’est pour exprimer son attachement au littoral normand bien sûr, mais aussi au littéralisme, sinon à son application méthodique par Francis Ponge. Son poème en effet s’élabore souvent lettre à lettre, dans la matérialité des mots : « Saint-Jouin aurait pu être Saint Jovin tant la valleuse creuse un V dans la craie / Le U est plus glaciaire » ; « YPORT avec un i grec. […] Y pour l’évasement la brèche de falaise qui conduit au port. […] Puis la grève un abrupt régulé par la bravoure de la queue du Y. […] À Yport on n’est pas chez les Grecs on est chez les Ouikings avec deux i comme dans IcI. » La confusion du mot et de la chose engendre au reste de complexes synesthésies : « Difficile de ne pas ressentir comme un passage d’ocre dans ce mot d’Yport qui nous pousse aux falaises. Elles bavent quand à l’heure où tout rosit on entend dans le silence du couchant un appel de limon voilant la mer. » Mais le littéralisme est aussi en l’occurrence l’un des moyens du comique, au même titre que le calembour : « Qui se frotte au meunier risque de se retrouver la meule enfarinée. » Si l’on songe par endroits à Saint-John Perse, c’est pour ses hyperboles réflexives (« le haut poème de la craie »), pour sa prose semée de 6+6 (« La sente du calvaire est entrelacs d’orties. […] Le chemin de l’ortie est un chemin de croix. » Si l’on y joint les anaphores (« Je Caux glose / Je Caux glaise / Je Caux glauque… »), les listes et les litanies (des moulins ici, des villas ailleurs), de tels procédés affichent la tentation épique. Un autre topique de l’œuvre est l’association du lin au patronyme Moulin. Dans l’anaphore « Le lin est cultivé », l’on entend certes que la Normandie cultive le lin mais peut-être aussi que Moulin lui-même, qui écrit sur la Normandie, est cultivé. Cette poésie n’a rien de naïf en effet. Si son auteur a beaucoup lu (de la littérature), il s’est aussi beaucoup documenté sur les mots et les choses, ainsi qu’en témoignent notamment « Glossaire du Caux » et « Journalier », les deux dernières parties du recueil avant la « Coda » : la mouette fait partie des « laridés » ; la sole est « solea solea », le phoque « hal[i]choerus grypus » (un « pinnipède »), le martinet un « apode » ; quant aux fougères, elles « font chanter les noms sore sporange indusie ». Et ce n’est pas la moindre des contradictions de cette poésie que de se montrer aussi savante alors qu’elle aspire à la transparence : « La culture du lin est savante technique minutieuse délicate / Linum Usitatissimum / La complication du mot / La simplicité du lin ». Avec son glossaire et ses notes explicatives, le dernier registre où elle vient gîter n’est-il pas le didactique ?
Parvenu à ce point avancé de sa carrière poétique, Moulin contemple non sans satisfaction le chemin parcouru. C’est ainsi du moins qu’on interprète les signes de connivence — allusion, autocitation — qu’il adresse à son lectorat. Yport, nous apprend la 4e de couverture, « boucle une trilogie du Caux », après Valleuse (Cadex éditions, 1999) et Escorter la mer (Éditions Empreintes, 2005). Aussi certains des mots du Caux apparaissent-ils comme équipés de plusieurs paires de guillemets : cela vaut pour le très cauchois valleuse, éponyme du recueil de 1999 ; cela vaut encore pour la déformation Ouikings — « Les Ouikings les Grecs et les Maures. La trilogie d’Yport. » —, qu’inaugure Escorter la mer. Et cela vaut même pour l’autocitation dans « la Manche et l’Andelle font pays de Caux chante le rondel », puisque le rondel cité l’est aussi d’Escorter la mer. C’est d’ailleurs par allusion coup sur coup à trois autres recueils — Matière à fraise, Marron (Éditions de l’Envol, 1997) et Une échappée de poireaux (Tarabuste, 2006) — que Moulin revendique l’inspiration maritime : « Ne me cantonnez pas au jardin entre la fraise et le marron. Ni au poireau même en échappée bleue. J’ai besoin de partir sur vos chemins de mer pour aller jusqu’aux phares. » La liberté qu’il réclame ainsi, n’est-ce pas surtout de construire à sa guise son œuvre et son ethos de poète ?
Un mot pour finir à propos de cette mignardise qu’est le rondel, forme héritée du Moyen Âge et que Moulin cultive aussi délicatement qu’il y sacrifie fréquemment, par goût des trilogies, de l’impair et de tous les possibles mouvements rotatifs. Or ici, jusqu’à mi-recueil, il nous laisse croire que le rondel demeurera au stade de projet : « Un rondel serait bien venu pour pouvoir enrouler les senteurs dans un refrain sans fin » ; « La caïque la caloge le cabestan forment la deuxième trilogie d’Yport. On se prend à rêver d’en faire un rondel à trois temps. » Même au-delà, alors qu’il vient de céder à sa dilection, il fête l’arrivée dans sa boîte aux lettres de son précédent livre en écrivant : « Corbeline et le martinet. Faudrait faire un rondel. » On peut trouver émouvante cette façon qu’a la voix poétique de se projeter dans une parole à venir, d’en montrer la nécessité et d’en dessiner les linéaments. Et l’on se demande pourquoi les poèmes qu’on rêve nous paraissent tellement désirables…