Jean-Baptiste CHASSIGNET, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort par Bertrand Degott

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08 juil.
2022

Jean-Baptiste CHASSIGNET, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort par Bertrand Degott

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Jean-Baptiste CHASSIGNET, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort

Publié à Besançon en 1594 par Nicolas de Moingesse, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort n’a été intégralement réédité qu’en 1967 par Hans-Joachim Lope, qui est aujourd’hui l’édition de référence. La même année 1953, deux anthologies avaient déjà sélectionné respectivement 200 (Armand Müller) et 53 (Albert-Marie Schmidt) des 446 sonnets (434 numérotés et 12 non numérotés) qu’il compte. François Boddaert propose ici sa propre réduction de cette œuvre imposante et que d’aucuns estiment essentielle : 79 sonnets et des extraits de six des quelque trente pièces qui, dans l’œuvre d’origine, viennent étayer l’entassement des sonnets. Cette publication aura de quoi satisfaire si l’on estime qu’il n’y a que l’intention qui compte. Contre tel jugement (« l’amer Chassignet ») qu’il trouve hâtif, Boddaert entreprend de nous convaincre de l’âpreté du poète. L’amertume, elle, pourrait bien s’emparer en revanche de quiconque aime Chassignet et le voit réduit… à cela ! En effet, s’il paraît légitime — voire nécessaire — de moderniser l’orthographe, « rester fidèle, autant que possible, à la graphie originale » requiert de l’éditeur infiniment plus de précautions qu’il n’en est pris ici. Que l’on souhaite donner à lire et à entendre une œuvre, désir fort estimable, ne dispense point de chercher d’abord à la comprendre. Et cette compréhension ne peut faire abstraction des conditions historiques du surgissement de l’œuvre, en l’occurrence 1°) la langue de la fin du XVIème siècle et 2°) la tradition métrique. Or ici l’une et l’autre sont, sinon tenues pour quantités négligeables, du moins traitées avec une désinvolture inquiétante. Concernant la langue tout d’abord, quand Chassignet accuse les « ors regars pleins de lubricité », ors est pour lui le pluriel de l’adjectif ord(e), ‘sale, impur’ (qui est le radical d’ordure) et non le pluriel du nom or : du fait de cette erreur de lecture, l’éditeur (qui pourtant connaît l’adjectif puisqu’il le définit, p. 122) transcrit « ors des regards pleins de lubricité », ajoutant une syllabe au 10-s. qui n’en peut mais, et créant de l’or où il n’y avait que de la boue (ou l’inverse, dira-t-on). De manière récurrente, le substantif fais — notre moderne faix (‘poids, charge’) — est confondu avec son homonyme fait (p. 68, 79, 93, 97), avant d’être enfin reconnu, p. 119. Enfin (l’on nous saura gré d’abréger), dans habitoint, la terminaison -oint correspond au français moderne -aient et non à -ons (p. 83) ; deut est une forme du verbe douloir (‘faire souffrir’), non du verbe devoir (p. 94) ; dans « l’alme parentelle », l’adjectif alme (‘fécond’) n’est pas le nom âme (p. 94) ; la préposition fors (‘sauf’) n’est pas l’adjectif fort (p. 81) ; cest est le démonstratif cet et non le présentatif c’est (p. 48) Peu attentif au signifiant, Boddaert ne l’est pas davantage au signifié. Prétendant définir « les termes aujourd’hui inusités », il paraît s’être fié moins aux dictionnaires qu’à sa propre inventivité : l’adjectif caut(e), effectivement désuet, signifie ‘prudent, avisé, défiant’, mais non ‘perfide’ (p. 94, 103, 105, 120) ; l’adjectif drilleux, -euse signifie ‘en haillons’ (voir Littré), non ‘luxueux, brillant’ (p. 108) ; enfin, le substantif bouveau, qui n’a pas entièrement disparu, désigne un jeune bœuf et non un bouvier (p. 122). Toutes ces errances linguistiques ne sont d’ailleurs pas sans incidence sur la versification et débordent, hélas !, les cas envisagés par Boddaert : « ains, pour ainsi, et obscurté pour obscurité, avecque pour avec (qui permet parfois un pied supplémentaire) ». Ainsi n’est-il pas sans conséquences 1°) de moderniser le démonstratif cil en celui (p. 67), en déjà (p. 90), augurs en augures (p. 35), surté en sûreté (p. 80), reims en rameaux (p. 99) ou louveaux en louveteaux (p. 121) ; 2°) de faire comme si Chassignet n’employait pas humeur (p. 48), tige (p. 76) et vipère (p. 118) au masculin, puis d’accorder leurs épithètes au féminin ; 3°) d’oublier qu’avec n’est pas le seul mot dont la métrique conditionne les variantes : or n’est pas ore (p. 32), ni donc doncques (p. 30, 70), ni jusqu’à jusques à  (p. 41), ni encore encor (p. 92). Enfin — quoi qu’on feigne d’en être averti — avec n’est pas avecque (p. 39, 44) ! Ce n’est pas sans conséquences parce que chacune de ces négligences, chaque fois, ajoute ou ôte au vers une syllabe, sinon plusieurs, au gré d’une fantaisie qui s’arroge un pouvoir absolu sur la métrique chassignetienne. C’est d’autant plus regrettable que Boddaert paraît soupçonner que les règles de la versification — et la rime en particulier — interdisent quelquefois de moderniser la langue : puisqu’il préserve la rime droit :: faudroit (p. 102, au lieu du moderne faudrait), pourquoi n’en fait-il pas autant pour demandes :: dépendes (p. 41, qu’il modernise en dépenses), vener :: abandonner (p. 83, où il remplace vener ‘chasser’ par venir) ? Et sans cesse il néglige, et sans vergogne, que Chassignet sacrifie à la rime pour l’œil les accords du verbe en personne autant que les accords du participe passé en genre… Quand même il tiendrait malgré tout compte de cette orthographe que lui-même qualifie d’erratique — qu’on ne peut pour autant reprocher à Chassignet —, cela ne le dispenserait pas de distinguer (comme on l’attend de nos élèves) la conjonction ni du groupe n’y (p. 29), la préposition à de l’auxiliaire a (p. 68), le passé simple eut ou fut du subjonctif imparfait eût ou fût (p. 120 et 121), l’infinitif faner du participe passé fané (p. 57), le participe en -ant du présent en -ent (p. 71) ; cela ne le dispenserait pas non plus d’orthographier les participes coté (p. 35) et chancelant (p. 98), la 3e personne du verbe poindre au présent de l’indicatif (point et non *poingt, p. 34) ou bien d’accentuer l’infinitif soûler (p. 105). Dès lors qu’une œuvre se trouve dans le domaine public, c’est-à-dire libre de droits, un éditeur n’a-t-il pas envers elle avant tout des devoirs ? Toutes les coquilles et les confusions de cette édition sont d’autant moins compréhensibles qu’elles n’y sont jamais généralisées : il y a toujours une exception au relâchement. Ainsi, à l’occasion de deux hémistiches, Boddaert va jusqu’à corriger les erreurs de l’édition Lope de 1967 : en effet Chassignet a bien écrit « Fais comme tu voudras » (p. 73) et non « *Fais comme un voudras » ; « et cependant tu fais » (p. 74) et non « *et cependant que tu fais ». D’ailleurs, chacun peut le vérifier, Le Mépris de 1594 se trouvant à toute heure consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. On aimerait même souffler à l’éditeur de généraliser, à l’occasion de ses toutes dernières pages, le trait d’union dans les mots composés dont Chassignet veut enrichir la langue, et dont il use, souvent en périphrase, à l’instar de la Pléiade ou de Guillaume du Bartas — ce qui nous vaudrait un luth doux-sonnant (p. 88), un astre enfante-jour (p. 95), un coutre fend-guérets (p. 96), un oiseau aime-carnage (p. 98) et jusqu’au boute-hors de son dernier sonnet au lecteur, dont le second quatrain serait tel :

 

Avant le boute-hors1, trois fois en son courage2
L’un mâchera ses mots et, marchant à tâton3,
L’autre contrefera le sévère Platon,
Présumant de soi-même un petit4 davantage.

———————

  1. boute-hors: ‘expulsion, ordre de s’en aller’
  2. courage: ‘cœur, for intérieur’
  3. à tâton: variante pour l’œil de à tâtons
  4. un petit: ‘un peu’

 

Ce n’est qu’une fois tous ces obstacles prudemment contournés, une fois que nous aurons mis lectrice et lecteur tout à fait hors de danger, leur évitant de trébucher — de chopper — sur les accidents ordinaires, ce n’est qu’à ce moment-là que nous serons à même de leur offrir notre lecture en partage, mais alors avec une humilité qui loin de fragiliser notre ferveur l’affermira bien au contraire. Et c’est à ce niveau d’exigence seulement que Chassignet daignera pénétrer la pièce, dans son âpreté en effet, dans sa rigueur et sa sévérité :

 

On n’emporte non plus que l’on a apporté,
Ce qui couvre nos corps nous sera tout ôté.
L’entrée et la sortie en ce monde est semblable. (p. 33)

 

La vie est un hiver fragile et transitoire
Où le mondain se plaît de verdoyer en gloire,
Entassant mal sur mal, péché dessus péché ;

 

Mais quand l’été joyeux de la vie seconde
Retirera nos corps de la fosse profonde,
Il cherra devant Dieu tout flétri et séché. (p. 99)

 

Il y a toujours à prendre de telles leçons d’éthique. Nous pouvons nous les appliquer sans hésiter car nous sommes, plus souvent qu’à notre tour, ou bien trop orgueilleux ou trop mondain. Il y a toujours à prendre de toutes les leçons de rigueur mais chacun reste libre, évidemment, de les considérer comme du prêchi-prêcha.

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