Jean-Claude Pirotte, Je me transporte partout par Bertrand Degott

Les Parutions

10 déc.
2020

Jean-Claude Pirotte, Je me transporte partout par Bertrand Degott

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Jean-Claude Pirotte, Je me transporte partout

Voilà un livre qui fait un gros pied de nez à qui d’aventure prendrait son titre au sérieux. Ce fort volume (210 x 297 x 52 mm) pèse 1,8 kg sur ma balance de ménage. C’est d’autant moins un livre de poche que, si l’on voulait faire tenir cinq mille poèmes dans une seule poche, on n’aurait guère le choix qu’entre la culture du monostiche et le recours à la miniaturisation ! Les dimensions de l’ouvrage s’expliquent pourtant : sont ici réunis quarante recueils tirés de presque autant de carnets écrits à Saint-Léger-sous-Brienne, puis Rempart de la Vierge à Namur, sur une période qui court d’avril 2012 à mars 2014. Tous sont donc à peu près contemporains des déjà publiés Gens sérieux s’abstenir (Le Castor astral, 2014), À Saint-Léger suis réfugié (L’Arrière-Pays, 2014), Une île ici (Mercure de France, 2014) et Plein emploi (Le Castor astral, 2016*). De ces quatre recueils ouverts devant moi, seul Gens sérieux s’abstenir contient une dédicace manuscrite. Elle est datée de « février XIV » : Jean-Claude Pirotte est mort le 24 mai de cette année-là. — Le vide que son absence a creusé dans notre mémoire a-t-il vraiment la forme et le poids de ce livre ?

Habiter le corps

Je me transporte partout [JMTP] est aussi le titre du premier des recueils ici rassemblés, tant il se vérifie que la problématique de l’habitation du monde est au cœur, sinon de la poésie en général, du moins de la poésie de Pirotte. Son œuvre entière est hantée par la question des lieux, au point d’en être fracturée comme par une faille qui la traverse. N’est-ce pas qu’il a de grands airs de Pirotte, celui qui se présente comme « ce type qui déchante // et sans cesse marque le pas / sans avancer d’un millimètre / sans jamais savoir où se mettre / depuis le jour de sa naissance // à la veille de l’an quarante » (Rebec, p. 204) ? Soit déchantant à l’instar de Corbière, soit chantant comme bien d’autres, il dit encore : « j’ai besoin de chanter / n’importe où mais quelque part » (JMTP, p. 13). Partout, n’importe où, quelque part… d’un lieu à l’autre, va savoir où et qui transporte qui, mais il faut bien que le corps physique soit de la partie. Or celui-ci est comme une chambre à air crevée, comme un rafiot qui prend l’eau de toutes parts : « du jour au lendemain / je ne peux pas prévoir // où je place mon corps / à l’hôpital ou non // je ne peux pas prévoir / je ne domine rien » ((Notes du Rempart) [NDR], p. 452), Verlaine aurait pu en écrire autant… Et résonne alors en basse continue, avec la litanie des avaries, le charivari des avanies : iléostomie, cancer, anastomose, surdité, radiothérapie, métastases, paralysie faciale, chimiothérapie… « le corps va d’un lieu à l’autre / lui-même est le seul logis / dont je suis malgré moi l’hôte / et dont la mort est concierge » (JMTP, p. 19). Ce qui aggrave encore les choses, c’est l’existence des miroirs et le regard des autres sur « le boiteux borgne que je suis » (Nul ne sait [NNS], p. 457), sur « mon visage quasimodesque » (À l’affût, p. 518). Au Canto general de Neruda, Pirotte oppose, sans sourciller, son cancer général : « je vis ce cancer général / sans arme et sans philosophie / si je pouvais mourir ce soir / ce serait un bon débarras » (NNS, p. 464).

Battre le record

Pourtant, le poète se veut « vaillant comme un / don Quichotte hors du commun » (NNS, p. 459). Et sa vaillance est en l’occurrence moins philosophique ou morale qu’elle n’est formelle, métrique et prosodique. Alors, s’il broche des sonnets tel qu’autrefois le héros de Cervantès, il tient à singulariser sa manière : « j’ai décidé d’écrire encore / afin de battre le record / des sonnets boiteux et des rimes / qui n’en sont pas » (NNS, p. 469). Rien n’est jamais la règle, rien n’est jamais d’équerre dans cet univers-là. Si tel recueil commence par des dizains (La Guérison des maux, p. 325-333), tel autre accumule des huitains « histoire de changer un peu » (C’était moi, p. 561). Rien d’appliqué, en somme, chez celui qui met en exergue l’impératif d’Henri Thomas dans Signe de vie : « Idéal : la chanson » (Passer l’hiver, p. 352). Faisant pièce aux rodomontades si caractéristiques d’un genre depuis des siècles incarné surtout par des hommes (mais ne dit-on pas aussi d’un ongle qu’il est incarné ?), le poète non seulement proclame sa défaillance — « je ne suis plus l’arc / je suis la cible » (NDR, p. 453) — mais il affirme hautement son incapacité à donner le change, en esthétisant de quelque façon que ce soit : « fini la symétrie / des sons et des chansons // le poème en retrait / se dérobe à la voix » (ibid.).

Faire entendre encore

Si Je me transporte partout articule à peine une passion — lectrices et lecteurs que nous sommes, y croirions-nous ? —, du moins laisse-t-il entendre une patience. Une patience obstinée dont on devine que seuls la rendirent possible la culture et l’imaginaire de cet humain-là qui eut pour nom Jean-Claude Pirotte. D’une voix qu’éraille et d’une bouche que déforme la souffrance qui le paralyse, alors même qu’il sent le monde se dérober sous lui, le chanteur extrait du néant un nommé Désiré Donatien Bill, en abrégé « D. D. Bill », vampire « venu de Roumanie / il y a des temps et des temps » (Rebec, p. 212), et l’appel qu’il nous propose d’écouter est aussi le sien. Et d’ajouter : « ce sont des poèmes sans âme / que j’écris pourtant avec âme ». — Même dans un monde qu’on ne sait quelle catastrophe aurait vidé de l’âme, l’ultime et dernier violon, à supposer qu’il cherche encore à faire entendre sa musique, ce dernier violon y parviendrait-il sans une âme ? — Grâce au ciel, nous n’en sommes pas là, dans notre meilleur des mondes ! — Ici, les cordes grincent et l’archet s’effiloche, l’âme de l’instrument est branlante, mais on sent bien que l’âme de celui qui en joue existe et vibre encore, qu’elle vit, vivra et vibrera longtemps encore, bien au-delà des mots tremblés ou raturés, du stylographe baveur et des carnets Fabriano restés inachevés.

 

Jours obscurs (Le cherche midi, 2017), en revanche, fut écrit plus tôt (2009-2011), entre le Jura suisse et la côte néerlandophone de la Mer du Nord.

 

 

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