Christophe MAHY, À jour passant par Bertrand Degott

Les Parutions

12 oct.
2022

Christophe MAHY, À jour passant par Bertrand Degott

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Christophe MAHY, À jour passant

 

Récemment distingué par l’Académie Mallarmé, ce recueil en mériterait-il un redoublement d’attention ? Il y a là 140 pages et presque autant de poèmes, répartis en trois sections inégales : Veillées (48 poèmes), Lisières (26), À jour passant(44). Les pièces sont écrites en vers libres, généralement alignés en séquences entre une majuscule et un point : une phrase le plus souvent, sans autre ponctuation qu’une majuscule intermédiaire lorsqu’il y en a deux. On compte soixante sauts de ligne dont trente-neuf dans la partie éponyme du recueil, sans doute parce qu’il y est, plus qu’ailleurs encore, question de « trouées de ciel » (91), de « lumière / à claire-voie » (92) ou d’« enclaves / de lumière indivise » (97). À quoi bon tous ces chiffres alors ? Ils sont d’autant plus vains que le poète, dont l’ultime injonction est « allons surtout / à pas comptés » (135), lui-même ne compte pas : « c’est toujours / le même pas / au fond du même automne / qui nous tient à l’écart / des lieux communs » (65). Mais c’est qu’à trop compter – les syllabes dans les vers, les vers dans le poème – il s’exposerait à rencontrer la tradition, le pas des autres et leur automne. Ses vers n’atteignent donc que par exception douze syllabes. Quant aux poèmes, ils ne dépassent pas treize vers : au-delà, ils pourraient être pris pour des sonnets. Un seul s’y risque, n’affichant crânement ses dix-huit vers que pour démontrer l’inutilité d’explications posées comme incontestables et sur quoi le poème s’achève malgré tout clichément : « puisque la vie est offerte / à tout bout de champ / et que la fin est l’ultime moyen / dont nous disposons / pour que notre voyage soit / sans retour possible. » (31). Ce qui frappe ici, c’est l’aspiration au dépouillement et le peu que le poète concède aux séductions du vers : « et à force de repentirs / je laisse maintenant / aux soirs de solitude / pâlir ma rime // au fond des marges. » (49). Point de rimes en effet, à peine des assonances. En gage de sa bohème, le voyageur préfère égrener des titres : « vaines pâtures » (Pirotte), « Après tant d’années », « la lumière d’hiver » (Jaccottet), « à ciel ouvert » (Chavanne)… C’est essentiellement sur la syntaxe (« une garantie », insistait Mallarmé) que table Mahy. On note en particulier les nombreux calques syntaxiques d’« à jour passant », leitmotivs dont il fait parfois la chute d’un poème : « à rêve ouvert » (17), « à fonds perdu. » (23), « à mots feutrés » (24), « à mots couverts. » (33), « à ciel ouvert » (50), « à corps perdu. » (54), « à jour passant. » (115), « à tombeaux ouverts. » (129), « à pas comptés » (134). Son lexique réserve moins de variété puisqu’il n’encanaille sa langue que de trois « au final » (31, 75, 128), d’un « faire avec » (95) et d’une construction discutable du verbe enjoindre (102). Dans l’esprit du haïku dont il imite la brièveté, Mahy cherche à dire la fugitivité de l’instant : « un moment / juste avant les arbres noirs / dans la fenêtre / où la lumière et le temps / ne font qu’un » (27), « l’instant où la cendre / de ce qui fut / défie l’obscur. » (98), « celui de la lumière / à même les branches » (107), ou plus platement celui « où le soleil pur / met un rayon / dans la flaque » (99). Ce que sa poésie a d’autrement asiatique encore, c’est sa propension à énoncer des koans (autre nom pour le concetto). Elle laisse du grain à moudre à la méditation, à grand renfort d’antithèses ou de paradoxes : « rebrousser chemin / et se mettre enfin / à vivre. » (13), « tu avances / toujours plus près / de ce qui t’éloigne / du monde. » (21), « la fin est l’ultime moyen » (31), « Plus tu vas devant toi / et plus tu te retournes » (36), « l’éternelle lumière // du jour éphémère. » (41), « dire ce qu’il y a à taire » (46), « tu repars sans même t’être arrêté / dans la nuit pleine de trains / sans toi / dévolu depuis toujours // à l’immobile. » (51), « ce que nous sommes / et qui nous fuit. » (86), etc. Avec tous ses retours en arrière et ses propositions contradictoires, « cette vie ressemble / quoi qu’on fasse / à une salle // des pas perdus. » (108). Nous ne saurons jamais ce qui se trame dans cette vie-là, mais nous n’y croiserons guère d’autres mammifères que ces « hardes » (18) dont on suppose qu’elles sont des troupes de bêtes sauvages. Même si le nous semble parfois vouloir nous impliquer, lectrices et lecteurs, l’énonciation relie de préférence le je à son reflet « dans le miroir de la page » (33), le tu à « cet étranger si proche / qui te ressemble. » (29) : « alors tu t’en vas / dès à présent / où tu ne peux aller / que seul. » (100). Ce haut lieu d’orgueil et de dépouillement ne peut être que la mort ou le poème. Aussi l’occurrence du titre, à la chute d’un poème de la partie éponyme, résonne-t-elle à la fois comme un adieu et comme une transfiguration : « Bruyères et feuillages / nous confortent / dans ce que nous n’osons / nous avouer / car l’inquiétude nous égare / au point de nous faire oublier / que mourir n’est pas mourir / mais juste aller // à jour passant. » (115). Il existe pourtant une communauté – dérisoire et désespérée – entre le constat que « Les trains que nous prenons / restent en gare » (44) et le projet de « faire taire / les mots et les signes » (73), autrement dit de « dire ce qu’il y a à taire » (46). Et l’on se demande alors si cela n’explique pas que tous les paysages – le geste eût plu à Mallarmé – soient méthodiquement détruits, brûlés ou éteints à seules fins d’aboutir à un poème. Cela nous vaut tantôt l’amorce d’un calembour : « laisse le chemin / se perdre au loin / et jette l’encre / au fond du livre. » (53), tantôt une page qui plus qu’une autre se revendique art poétique : « Écrire ne t’emmène jamais plus loin / que de l’autre côté de la fenêtre / ou au fond du jardin / chaque phrase fait long feu / au bout de la ligne / et tu reviens malgré toi / vers des ailleurs plus proches / que tu ne penses / pour que ton poème sonne / un tant soit peu plus juste. » (35). Souhaiterions-nous qu’on nous parle du jardin et de son usufruitier, attendrions-nous de la poésie un peu plus de chair et de vécu, ou qu’elle « sonne » davantage, sans doute nous verrions-nous aussitôt ajournés ou bien, passants, priés de repasser. Restons alors sur ce constat profond que le vers libre lui aussi résiste à l’élagage : « Moi qui pensais / avoir des choses à dire / à force d’allées et de venues / j’ai appris à me taire / et maintenant / j’ignore qui peut répondre / à mon silence / et se mettre à écrire / à ma place. » (64).

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