Écrits intimes de Guillevic par Bertrand Degott

Les Parutions

25 juin
2019

Écrits intimes de Guillevic par Bertrand Degott

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L’intérêt de cette publication est double. D’abord, elle conduit à s’interroger, à partir des quelque cent pages ici réunies sous l’étiquette d’« écrits intimes », sur la complexité de l’écriture de soi. Mais elle permet également, à travers une décennie de l’itinéraire du poète Guillevic, de découvrir et de sentir ce qu’est un parcours d’écrivain.

De fait, les unités rassemblées ici, bien que « documents intimes à part entière », ne vont pas sans présenter une certaine hétérogénéité. Il s’agit d’abord du Carnet du Val-de-Grâce, dont les notations courent entre le 7 janvier 1929 et le 23 janvier de l’année suivante (p. 21-68). Ces pages concernent pour l’essentiel le séjour qu’effectue Guillevic pendant son service militaire à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce. Il s’agit ensuite du Cahier d’août 1935, qui comme son nom l’indique couvre à peine un mois, du 9 août au 1erseptembre 1935 (p. 69-106). En février, Guillevic s’est installé à Paris et commence à travailler dans ce qui s’appelle alors, pour quelques années encore, la Direction générale de l’Enregistrement (l’actuel ministère de l’économie et des finances).

Ce qu’ont de commun ces deux écrits, c’est de constituer chaque fois une réponse à une période difficile. Réplique donnée par un jeune provincial qui se sent étranger à tout, s’adapte mal au service militaire, à « un travail monotone et absorbant », à la vie parisienne. Il y exprime ses états d’âme et ses problèmes, cherche des solutions. À côté de cette dimension personnelle, peut-être secondaire pour l’éditeur, le jeune homme parle de ce qu’il lit, des artistes qu’il côtoie (le poète Nathan Katz, le peintre Jean Cassal…), il recopie des textes, de Rilke ou de Goethe, et bien sûr ses propres poèmes. Il est à ce titre émouvant de lire un premier état de tel ou tel poème de Terraqué, comme surgissant de la vie du poète. À la fois narratifs et réflexifs au gré de notes jetées au jour le jour, ces deux premiers « écrits intimes » ressemblent donc beaucoup à ce qu’on nomme un journal d’écrivain. De l’un à l’autre, on voit aussi Guillevic s’acheminer comme le Sartre des Mots de « Lire » à « Écrire » ; autrement dit, avec les mots de Michael Brophy, « la production […] commence à prendre le pas sur la réception et la digestion ».

Le troisième de ces documents est constitué de feuillets probablement écrits entre 1935 et 1938, regroupés sous le titre de Lieux communs (p. 107-120). Dans ces pages, Guillevic cartographie à grands traits sa culture artistique, mais aussi oppose le roman et le « poême » (sic) dans leur rapport au temps. Anticipant les réactions d’un lecteur qui ne verrait pas immédiatement le lien avec ce qui précède, Brophy explique : « Avec son “théorème” et ses “corollaires”, ses “définitions” et ses “exemples”, Lieux communs incarne non seulement la forme la plus serrée et la plus argumentative de la méthode diariste ; il en représente aussi le point limite. » En effet, Guillevic élabore là une sorte de système personnel moyennant quoi la poésie va pouvoir s’installer de manière durable. « L’entrée en poésie se double de l’abandon de l’écriture diariste, écrit encore Brophy, car désormais il n’existe qu’un seul souverain recours, celui du poème lui-même. »

Cet ouvrage constitue indiscutablement une somme pour la connaissance des marges de l’œuvre de Guillevic, en l’occurrence du Guillevic d’avant son premier livre, Terraqué (1942). Michael Brophy, qui est — de manière tout aussi indiscutable — le meilleur spécialiste aujourd’hui de Guillevic, a consacré beaucoup de son travail à cette période. Ainsi a-t-il déjà édité le poème « Van Gogh » (en vers), qui se trouve dans le carnet d’août 1935, mais aussi Lieux communs, dans sa totalité[1]. Dans le carnet et le cahier, pourtant, cette édition signale de nombreuses coupures par rapport au manuscrit. C’est, nous précise-t-on en note, qu’en ont été exclus « un minimum de détails concernant la vie privée du poète ». L’on comprend alors mieux que certains patronymes soient réduits à l’initiale et que les données personnelles ne méritent que quelques notes fugitives[2] : le parti pris de cette édition est d’éclairer avant tout le poète. Cet éclairage était aussi l’un des objectifs de L’Expérience Guillevic[3], où l’on trouve déjà quelques pages du Carnet du Val-de-Grâce. C’est dans ce carnet que Guillevic envisage d’intituler son livre Expériences (9.1.29). Un mois et demi plus tard, il note : « Expériences, oui. / 1° – expérience : chose vécue / 2° – tentative qui réussit ou ne réussit pas – essai – expérience au sens chimique. / Les 2 sens. / Tout le plaisir de ma vie est dans cette recherche – qui n’aura peut-être pas de fruits » (24.2.29). C’est là un autre point commun de ces écrits intimes que d’être à la fois sous-tendus par l’expérience et tendus vers l’œuvre à construire. C’est cette tension qui fait la nécessité de l’expérience et l’obligation d’essayer. Et Brophy de conclure : « comme tout être qui se nomme tel, Guillevic ne naît pas poète, il le devient – et ses journaux nous plongent dans le mouvement, dans les affres même, de ce devenir ».

Les promoteurs de L’Expérience Guillevic, Jean-Louis Giovannoni et Pierre Vilar déclaraient n’avoir voulu faire ni « un livre d’hommage ni un recueil savant sur l’écriture de Guillevic ». Si l’on prend le temps de comparer le texte qu’ils donnaient alors et celui que donne ici Michael Brophy, on devine que ne les animaient ni les mêmes scrupules éditoriaux, ni le même esprit de recherche. On parle ici de la recherche qui se fait avec le temps et refuse toute forme de précipitation autre qu’un météore ou le résultat d’une expérience. L’attention que Brophy témoigne aux manuscrits de Guillevic, la modestie avec laquelle il les édite et les présente administrent la preuve qu’on peut faire à la fois un recueil savant et un livre d’hommage.

 

 

[1]Guillevic, Lieux communs suivi de Van Gogh, édition établie et présentée par Michael Brophy, Halifax (Canada), Éditions VVV, 2006.

[2] On peut alors s’interroger sur la nécessité de donner en annexe, parmi les fac-similés de pages éditées, d’ailleurs à peine lisibles, celui d’une liste d’adresses (p. 121-135).

[3] L’Expérience Guillevic, recueil fondé par Jean-Louis Giovannoni et Pierre Vilar, Paris, Deyrolle Éditeur/Opales, 1994. De cet ouvrage aux Écrits intimes, un quart de siècle s’est écoulé, mais l’éditeur reste François-Marie Deyrolle, si bien que la boucle est bouclée…

 

 

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