Patrizia Valduga, Le Livre des Laudes par Bertrand Degott

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27 juil.
2023

Patrizia Valduga, Le Livre des Laudes par Bertrand Degott

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Patrizia Valduga, Le Livre des Laudes

 

 

Le présent ouvrage réunit en version bilingue deux recueils édités respectivement en 2012 et en 2002, par Einaudi à Turin. Dédié « à Giovanni / infiniment aimé », Le Livre des Laudes (Il libro delle laudi) est un ensemble de 187 distiques librement rimés et répartis en trois suites (81 + 66 + 40), la première datée de juillet-août 2004, les deux autres s’achevant sur la date de Noël 2010. Requiem (Requiem), écrit « pour mon père / mort le 2 décembre 1991 », contient 38 huitains (l’ottava rima, de schéma rimique abababcc) : les 28 premiers sont numérotés de I à XXVIII, les 10 derniers ont pour titre des dates anniversaires, du 2 décembre 1992 au 2 décembre 2001. Les deux recueils sont précédés d’une riche et belle introduction, dont le titre emprunte à Leopardi, « La trame trop courte de notre vie » (p. 7-37). Ils sont suivis de « notes du traducteur », d’une « note biographique » et d’une « note bibliographique » (p. 221-236). L’œuvre poétique de Patrizia Valduga (née en 1953) n’était guère accessible en français jusqu’alors, sinon par la traduction de ses Cento quartine ; c’est dire combien notre connaissance de l’œuvre et de l’auteur se trouve à présent augmentée par la traduction de ces deux recueils, mais aussi par la consciencieuse présentation qu’en donne Christian Travaux.

Si les deux œuvres ont en commun d’être inspirées par l’amour et le deuil, leurs circonstances d’écriture ne sont pas les mêmes : la première suite du Livre des Laudes est écrite avant la mort de Giovanni Raboni, époux de Valduga, le 16 septembre 2004, alors que « les poèmes de Requiem sont écrits rétrospectivement, bien après la mort du père » (18). « La mort et la vie se font face dans Requiem, et se confrontent. Mais, dans Le Livre des Laudes, c’est la vie qui gagne et remporte la victoire pour plus de lumière » (21), écrit Travaux.

Quant à l’unité formelle de l’ensemble, elle est assurée par l’hendécasyllabe (l’ouvrage en contient donc 304 + 374 = 678). À chaque langue sa tradition métrique : l’hendécasyllabe italien compte onze syllabes comme notre hendécasyllabe mais il est césuré 4+6 ou 6+4 comme notre décasyllabe — à moins que le mot à la rime ne soit pas un paroxyton… Travaux, qui connaît ces subtilités, nous apprend aussi que l’ottava « est la grande strophe de l’épopée, de la tradition poétique […], comme peut l’être le dizain de décasyllabes pour la poésie française » (22). Convaincu que les contraintes formelles participent, chez Valduga, d’un projet de subversion du langage poétique, il s’astreint lui-même au décasyllabe (quoiqu’il considère que ce soit un pis-aller) et fait en sorte d’y préserver la rime (tout en signalant scrupuleusement les mots qu’elle l’amène à rajouter). Il fait d’ailleurs si bien le job métrique que, là où Valduga écrit « venite, endecasillabi, venite ! » (186), on ne lui en aurait pas voulu de traduire « *venez, mes décasyllabes, venez ! ». Le seul passage où il préfère renoncer à la rime, c’est quand Valduga « réussit le tour de force d’insérer dans le moule strict de l’hendécasyllabe la date anniversaire de la mort de son père » (221), dans le distique final d’un des huitains : « depuis mille neuf cent quatre vingt onze, / le deux décembre, au soleil de Bellune » (dal millenovecentonovantuno, / dal due dicembre, al sole di Belluno) (104-105). Le choix traductif inverse eût consisté à maintenir absolument la rime : « *depuis mille neuf cent nonante et une, / le deux… » paraîtrait-il acrobatique ? Travaux ne compare-t-il pas l’écriture à contraintes de Valduga à celle des Grands Rhétoriqueurs (23) ? Il est vrai que la poésie se trouve parfois embarrassée lorsqu’il s’agit comme ici d’intégrer des données référentielles, mais « Valduga pratique l’écriture littérale, presque apoétique » (24). Alors qu’elle fait rimer son prénom avec tristesse et jaunisse (mestizia, itterizia, 48) et celui de Raboni avec années (anni, 176) mais aussi avec tromperie (inganni, 196), Travaux nous offre en mineur la rime Giovanni :: litanies (139).

Car il s’agit bien de litanies, de ressassement, où la répétition des mêmes mots, à la rime notamment, produisent un effet incantatoire. La poésie de Valduga est une poésie adressée — dans laquelle reviennent comme des mantras les apostrophes au père et à l’époux —, mais elle accueille aussi généreusement la voix de l’autre. C’était, durant une unique nuit d’amour, la voix de l’amant dans les Quartine ; ce sont ici la voix du père et celle du mari. En outre, un peu partout affleurent des réminiscences : Travaux en rapporte quelques-unes empruntées aux poèmes de Raboni. La source lyrique jaillit de telles résurgences. En écho à la question que posait Martin Rueff dans Po&sie en 2005 — « Il faudra dire un jour pourquoi ces poésies de femmes déchirent le monolinguisme du poème par le dialogue et la polyphonie » —, Travaux répond que la voix de Valduga « réaccorde ses mots à la parole d’autrui » (35).

Ce qui retient également, dans ces poèmes, c’est leur coloration religieuse, non point confessionnelle mais en tant que la poésie (le vers et la forme poétique) nous relie — qu’elle nous réaccorde en général, mais en particulier au sacré : « Si sacrifier signifie rendre sacré en mettant à mort, déclare Valduga, la poésie sacrifie la vie, la rend sacrée à travers le rite de la forme qui l’expose à la mort » (35). L’adresse à l’autre s’efface alors au profit d’apostrophes à Dieu. Dans les moments d’agonie ou de deuil, la parole sait retrouver la nudité et l’intensité des prières. Aussi Noël (Natale en italien), en un pareil contexte, promet-il renaissance. Dans Requiem, la voix du père fait rimer le mal avec sa rédemption : « “Patrizia…, ça ne va pas mal, tu sais. / Je sortirai quand… à Noël, qui sait ?” » (« Patrizia… Non va tanto male. / Chi sa quando uscirò… forse a Natale… ») (58-59). Dans Le Livre des Laudes, c’est la date « Natale 2010 » au terme de distiques exaltés par l’amour et par la splendeur du monde : « Je viens vers toi de lumière en lumière, / et la lumière est de plus en plus claire. // Je pose ma tête sur tes genoux… / Je vais bien… Je peux le faire, âme chère… // Regarde ! Le ciel est beau… Sur les cimes / de la Schiara la neige est de lumière ! » (219).

« Je viens vers toi de lumière en lumière… » (Di luce in luce vengo verso te…) : qui pourrait dire si ce vers a la même densité en italien ? En levant les yeux au terme d’un ouvrage où les langues, comme les deuils, nous arrivent aussi subtilement tissées, remercions poétesse et traducteur pour tous les présents qu’ils nous font. Ce livre fait partie des hauts lieux où parviennent encore à se rencontrer l’émotion la plus pure et l’humble érudition.

 

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