HOMMAGE À ROBERT KAHN

Les Célébrations

HOMMAGE À ROBERT KAHN

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À Robert Kahn, « Mein Alter Kempel »

La disparition de Robert Kahn, le 6 avril 2020, affecte au-delà de ses proches amis. Les lecteurs de Kafka, dont les Éditions Nous avaient accueilli trois retraductions, la correspondance avec Milena Jesenská, sous le titre À Milena, 2015, suivie par les Derniers cahiers, 2017 et, enfin, par les Journaux, 2020, première version intégrale et conforme aux manuscrits des cahiers de Kafka qui forment les « journaux », pourront se souvenir de ce travail décisif. Il traduisait au plus près de la langue de Kafka, de sa sécheresse intense, visuelle, Kafka va au cinéma disait Hans Zischler dans son beau livre, au plus près de cet « acte-observation » qu’une note des Journaux désigne à l’attention à propos de ce qu’il appelait le Schreiben (l’écrire). 778. On ne peut que saisir la contradiction amère du terme « disparition », car les traces du travail admirable de Robert Kahn sont là et bien là. Il y en aura même d’autres. Il ne pourra plus nous répondre, avec son humour et la distance parfois provocatrice qu’il dégageait en l’enrobant de gaieté. Il gardait une mesure que nous pouvons admirer là aussi, respectant la traduction de Marthe Robert du Journal de Kafka parce qu’il savait la valeur de ce travail qui précéda le sien. Marthe Robert n’a pas eu la dernière version critique allemande des Journaux, version sur laquelle il s’est appuyé pour proposer son admirable traduction. Le 3 février à la Maison de l’Amérique latine, Michel Deguy, Marc de Launay, Jean-Pierre Morel, Martin Rueff, Tiphaine Samoyault et moi-même, lui avions rendu hommage autour de sa dernière traduction. Et ce n’était que justice. Peu de temps avant sa disparition, il relançait son travail de traducteur, en entamant une nouvelle traduction, celle de La Lettre au père. Elle restera malheureusement inachevée. Cette volonté de traduire n’allait pas sans les ressources d’un métier de philologue (il enseigna la Littérature comparée à l’Université de Rouen, en spécialiste des littératures de langue allemande).

Robert Kahn a donc lui-même été un lecteur sous la forme d’un philologue et d’un traducteur, ce qui impose de reconnaître qu’il a été un passeur des littératures et des auteurs qu’il a fait connaître en français et sur lesquels il s’est penché de façon critique. Dès sa thèse, publiée sous le titre Images, Passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, (Kimé, 1998), mais intitulée, sous sa forme académique, Temps du langage, temps de l’histoire : Marcel Proust et Walter Benjamin, l’espace dans lequel son travail allait développer sa vigilance de lecteur et son acribie de traducteur était parfaitement dessiné.  La question du langage chez Benjamin mène à sa théorie de la traduction, dont Robert Kahn aura été un grand continuateur, tandis que la question du temps — et, chez Benjamin, la question de l’image est une question de temporalité établissant par là même la continuité théorique entre le titre de sa thèse et le titre du livre publié  —  mènera aux entrelacements­ précisément étudiés de la position historique des philologues allemands plongés dans la violence totalitaire du XXe siècle et les exils que celle-ci engendra (Auerbach, Spitzer). Il y joindra l’étude de la position historique des écrivains face au nazisme (Perec et W, Sebald, Benjamin aussi en écrivain philosophe). La violence du XXe siècle ne fut pas celle du seul nazisme : il aimait, en effet, à rappeler que Chalamov se désespérait du vol de son exemplaire de Proust à la Kolyma ou que Josef Czapsky enseignait Proust en français dans un camp soviétique au début de la Seconde Guerre Mondiale. Le temps de l’histoire et le temps du langage forment des figures que Robert Kahn aura explorées puissamment à partir de toutes les formes de son activité pour donner à tous ses lecteurs un grand bonheur d’esprit qu’il ne tient qu’à nous tous de prolonger.

Il aura beaucoup étudié les philologues allemands et proposé une vision de la philologie (étude de la langue et des textes qui la mettent en mouvement dans le respect de leurs matérialités comprises historiquement) à partir de la vie et des philologues eux-mêmes (Auerbach, Spitzer, Curtius, Werner Krauss, K. Barck, Victor Klemperer). Il n’est donc pas étonnant que l’une des dernières traductions qu’il venait d’achever, soit celle du livre d’Hans Ulrich Gumbrecht, Pour la philologie, (Hermann, 2020), livre consacré à la « vie et au destin », comme le dit l’allemand original, des trois philologues Auerbach, Curtius et Spitzer. Que le titre soit un rappel du grand livre de Vassili Grossman ne fait qu’entrelacer un peu plus les liens du langage et de l’histoire chez les chercheurs eux-mêmes, puisque Robert Kahn consacra aussi un article à Vassili Grossman. Mais le livre de Gumbrecht ignore H.R. Jauss pour cause d’engagement nazi pendant la guerre, ce que Robert Kahn savait parfaitement puisqu’il venait de traduire le livre de Ottmar Ette, Le Cas Jauss, (PUHR, 2020). Les littératures allemandes, autrichiennes avec Joseph Roth, Sebald, mais aussi française, en comparatiste, avec Perec, Proust, mais aussi Celan et Michaux, Gracq, Joyce et Conrad pour la langue anglaise, ont été de fructueux terrains d’analyses et de comparaisons. Son attention à la question de l’histoire ne s’est jamais éloignée de celle portée au langage en ses manifestations propres, de la métaphore jusqu’aux grandes unités romanesques et à l’imaginaire, sans oublier la poésie qu’il lisait et analysait parfois, de Celan aux poètes russes.

Le philologue rigoureux, l’historien de la philologie, l’admirable traducteur de Kafka et le critique de belle précision se rejoignent en ceci : Robert Kahn écrivait bien, très bien, dans ses articles critiques, ce qui est plutôt assez rare. Sans doute parce qu’il avait le sens du langage. Il nous a indiqué dans sa pratique, et très fortement, que bien écrire et bien traduire ont sans doute à voir ensemble. Robert Kahn ne disparaît pas, il ne peut, tout simplement, plus nous répondre, du moins plus de vive voix. Mais que cela ne nous empêche pas de lui poser des questions à partir de toutes les traductions et les travaux qu’il nous laisse. Et de réfléchir avec lui aux réponses qui s’y trouvent incluses.

Jean-Patrice Courtois


Tribute to Robert Kahn

Je garde en mémoire des quelques moments passés avec Robert Kahn la très discrète et néanmoins indéfectible bonté qu’avait son regard face à son interlocuteur, que le mot de « Haltung »(tel qu’il en parlait à propos de l’art épistolaire de Benjamin) entend de « réserve naturelle », « faite de distinction et d’écoute de l’autre ».

 La parution de sa traduction, en ce début d’année 2020, de l’édition intégrale des Journaux de Kafka aux éditions Nous, 65 ans après celle que Marthe Robert, est un événement historique et philologique. Tant le parti-pris de Robert Kahn, hérité de la théorie de la traduction de Meschonnic comme de l’approche « littérale » d’Antoine Berman, restitue l’impeccable netteté de la phrase Kafka. C’est à partir de la « signifiance» qui œuvre à l’élaboration des journaux, et depuis la puissance qu’ils ouvrent et déploient dans la matière-vie-écriture de Kafka, que Robert Kahn échelonna ses questions de traducteur à sa traduction future. On ne peut douter, face à l’attention qu’il portait* à la langue d’un texte (à sa politique du rythme), que la restitution de «la gestualité, qui est l’oralité organisatrice du texte, la forme de la perception de la réalité que Kafka invente, où les thèmes qu’on en a isolés ne sont pas séparables de sa phrase coupée» (Meschonnic), fut le cap de son travail : il déplaça ainsi sa méthode de traduction en une précision qui ne la fit jamais être en retard sur son propre rythme.

Emmanuel Laugier

* rappelons son « Le Château et ses dépendances : à propos de quelques traductions de Franz Kafka » ; in De la retraduction, dir. Jean-Patrice Courtois. Bruxelles, éditions La lettre volée, 2014.


Probité de Robert Kahn

En supposant l’activité d’« une conscience derrière [notre] ‘‘conscience’’ »[1], loin de viser la sphère morale, Nietzsche désignait l’exercice d’une probité homogène au scrupule en matière intellectuelle. Lorsqu’on lit les traductions de Robert Kahn, frappe ce fait que son œuvre témoigne comme peu d’un tel scrupule. Faisant sienne la « tâche » de traduire, sa règle aura toujours été de restituer la singularité de l’écriture, notamment celle de « Kafka, sèche, précise, qui évite soigneusement de « faire style » »[2] ; de s’interdire par conséquent « tout embellissement, toute sur-littérarisation ou toute explicitation dans la traduction des énigmes que propose bien souvent le texte original »[3]. Sa probité ne fut donc pas une affaire d’observance d’une norme, instance de réduction, mais de reconnaissance instruite de l’altérité native de la langue étrangère. Évoquant la théorie de la traduction chez Benjamin, Robert Kahn y voyait « une pensée de l’érotique […] qui pousse les langues à aller l’une vers l’autre »[4]. Ce mouvement infini d’appropriation, provisoire et fragile, obéit à la loi générale du désir. Il se soutient d’une audace qu’enveloppe le respect, celui en l’occurrence de l’autre langue, de la langue de l’autre, l’une comme l’autre à jamais autres. Toute la beauté des traductions de Robert Kahn vient de là.

Pierre Parlant

Hymnes âpres

Difficile de dire à quoi tient la radicalité des thèses de Benjamin dans La tâche du traducteur – à son kantisme ? à son messianisme ? à sa lecture de Mallarmé ? Telle formule aura retenu l’attention de Robert Kahn : « Toute parenté supra-historique entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu’en chacune d’elle, prise à chaque fois comme un tout, une chose, et à coup sûr la même, est visée, qu’aucune d’entre elles prise isolément ne permet pourtant d’atteindre, mais seulement la somme de leurs intentions complémentaires : la pure langue (reine Sprache) ». Une des questions léguées par ce bréviaire hérissé reste : la « pure langue » est-elle l’horizon de nos traductions ?

A lire les traductions de Robert Kahn, à mesurer aussi la surprise qu’elles n’ont pas manqué de provoquer chez les semi-habiles, on comprend que sa réponse consiste à faire correspondre pureté et âpreté. Durant les dernières années de sa production poétique, entre 1800 et 1805, Hölderlin compose une série de poèmes, souvent fragmentaires et inachevés, traditionnellement qualifiés d’«hymnes». Ils disent le congé des dieux de manière si âpre que lorsqu’il les édite en 1913, Norbert von Hellingrath a recours à une distinction qu’il reprend de la philologie alexandrine entre harmonia austera et harmonia glaphyra (liaison rude – dont le champion reste Pindare – et liaison élégante –de glaphy, «grotte»). L’éditeur traduit par « harte » et « glatte Fügung », articulation dure et articulation douce. «Nous pouvons rendre», écrit-il dans son commentaire à la traduction hölderlinienne des fragments de Pindare, «cette terminologie grecque par articulation dure et articulation douce et constater qu’elle se réalise dans le caractère dur ou doux de l’articulation syntaxique entre les éléments particuliers dans les trois strates parallèles du poème: le rythme des mots, le melos et le son».

Longtemps les traducteurs auront visé l’harmonie « glaphyra ». Kahn choisit l’harmonie âpre d’un staccato sans concession. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ses traductions de Kafka aient abouti dans une maison d’édition de poètes dynamitiers attentifs à dire le congé des dieux dans des œuvres opiniâtrement pulvérisées. Les traductions de Robert Kahn sont les hymnes de l’âpreté conquise. Telle définition l’eût fait sourire et nous aurions rappelé qu’asper se disait en latin des chemins et des côtes, des pièces neuves et des doctrines philosophiques, des caractères sévères et des choses difficiles. Nous n’aurions pas omis que Virgile emploie asper pour décrire une mer orageuse et hérissée (Enéide, VI, 651).

Martin Rueff


[1] Nietzsche , Le Gai Savoir, § 335
[2] Franz Kafka, À Milena, traduction et introduction de Robert Kahn, Nous, 2015, p. 14.
[3] Franz Kafka, Derniers cahiers, traduction et présentation de Robert Kahn, Nous, 2017, p. 13.
[4] Robert Kahn, « Une volonté explosive de bonheur »: Walter Benjamin et l’Eros de la traduction, LOXIAS