Colorado de Frédérique Toudoire-Surlapierre par Jean-Paul Gavard-Perret

Les Parutions

13 déc.
2014

Colorado de Frédérique Toudoire-Surlapierre par Jean-Paul Gavard-Perret

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On entre dans le livre de Frédérique Toudoire-Surlapierre (Professeur de littérature comparée : Hamlet, l’ombre et la mémoire, L’Imaginaire nordique, La Dernière fois, Art is fear) comme dans une histoire littéraire à multiples facettes. L'espace est dévolu aux forces de vie et aux forces telluriques mais tout autant aériennes de la couleur. Et ce pour une raison majeure : elles mènent le monde comme la littérature et bien sûr les arts. Tout un univers mal connu ou passé sous silence est abordé  loin des lois qui cadenassent ou jugent. La littérature est interrogée comme paysage. Elle devient « espace » composé de couleurs auxquels le lecteur ne prend pas garde mais qui travaillent son inconscient. C’est pourquoi ce livre est capital afin de comprendre ce que l’écrit montre à travers ses taches.

 La première idée majeure développée dans « Colorado » est tirée par l’auteur des Faux monnayeurs, Dhumer y dit :  « J’ai poussé jusqu’à la page trente sans trouver une seule couleur, un seul mot qui peigne. Il parle d’une femme ; je ne sais même pas si sa robe est rouge ou bleue. Moi, quand il n’y a pas de couleur, c’est bien simple, je ne vois rien ».Le rôle narratif de la couleur est donc mis à nu. L’auteur à travers cet exemple pose le véritable problème de la couleur en littérature. Elle fonctionne autant comme détail vrai que comme attribut métonymique et mnémotechnique. Devient partie pour le tout et ingrédient pulsateur de l’imagination. Par sa nature non seulement elle est apte à qualifier un vêtement mais celui qui le porte. L’effet de surface colorée permet d’entretenir  son épaisseur psychologique et par voie de conséquence l’imaginaire du lecteur.

 La couleur fait donc partie prenante  du système littéraire. C’est écrit l’auteur « un accessoire précieux du personnel romanesque, elle est au cœur même de la représentation littéraire » et ne se contente pas du rôle de potiche et de  postiche  enduit  ultérieurement sur la « vérité » originelle du noir sur blanc de l’écriture. L’auteure note par exemple que l’habit de Werther de Goethe est « jaune et bleu » et que sa couleur prend une valeur iconique : « Il m’en a fort coûté de me résoudre enfin à ne plus mettre le très simple habit bleu que je portais quand je dansai avec Lotte pour la première fois ; mais il avait fini par être tout passé. Je m’en suis d’ailleurs fait faire un absolument semblable »… Barthes insiste d’ailleurs sur le rapport de fétichisation  du vêtement coloré : « ce vêtement bleu l’enferme si fort, que le monde alentour s’abolit ». Preuve que la couleur crée un effet majeur. Barthes souligne d’ailleurs que  « Ce costume a été porté dans toute l’Europe par les fans du roman, sous le nom de “costume à la Werther». En littérature la couleur crée donc autant un travestissement qu’un investissement et peut devenir à elle seule icône culturelle au même titre que le fameux pan de mur jaune dans La Recherche de Proust.

 Une autre idée  importante développée dans le livre tient au fait que les couleurs sont à concevoir comme des « comportements-types ». Et l’essayiste d’ajouter : « elles ne connaissent pas la solitude, puisqu’elles interagissent toujours entre elles ». Elles se battent, s’opposent ou se réunissent non seulement par effet de décor mais pour souligner  des lignes de forces politiques, économiques, sociales qui peuvent se concevoir concrètement.  On comprend par exemple le rôle du bleu dans la littérature militante ouvrière ou  militaire. Mais poussant plus loin son analyse l’auteure reprend le vers célèbre d’Eluard  : « la terre est bleue comme une orange ». Le poète ne dénie en rien l’idée que la couleur n’est pas au service de la littérature. Mais ignorant volontairement la possibilité mimétique de la couleur, la poésie en fait  ce que l’auteur nomme «  un désapprentissage de nos automatismes colorés ». (Ce que Rimbaud sur un autre plan avait annoncé avec »Voyelles »). Et c’est là toute la source du langage quelle qu’en soit la nature.

 Frédérique Toudoire-Surlapierre pour mettre à mal d’autres idées reçues fait aussi appel à Marguerite Duras et son titre « Les Yeux bleus cheveux noirs ». A l’aide de deux clichés apparemment réaliste la romancière crée un piège qui se referme sur le lecteur. Il n’existe pas de la part de Duras « une contribution aux exigences mimétiques de la couleur en littérature ». Et la narration qui suit le titre prouve que celui-ci n’a rien de fiable. Elle devient la cohérence défaite de ce que le titre feint d’afficher. Présentés comme un point d’union entre les deux personnages par ces deux caractéristiques colorées, Marguerite Duras surjoue l’effet de cliché. Ce que l’héroïne de son texte précise :  « ça avait l’air de vous plaire, alors j’ai mis les mêmes couleurs ».

 Dans la grande littérature la couleur est donc tout sauf un stéréotype naïf et réaliste, elle devient une figure rhétorique. Et si Musset s’insurge contre le bleu (« une couleur bête ») pour dénoncer un certain stéréotype culturel celui-ci tombe lorsque Nietzsche le transforme en « bleu de l’oubli ». Il en va de même avec le « bleu monstrueux » de Barbe-bleue. Surgit alors cette « capacité d’approfondissement »  que l’auteure ne cesse de rappeler et que Kandinsky explore lorsqu’il s’interroge dans ses essais théoriques sur la force spirituelle des couleurs. La littérature à sa manière et sous diverses registres y répond. Il était temps qu’une essayiste le rappelle dans un livre flamboyant et neuf à plus d’un titre.

 

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