Mohammed Khaïr-Eddine par Aziz Zaâmoune

Les Célébrations

Mohammed Khaïr-Eddine par Aziz Zaâmoune

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"Tu es ta montagne ", telle est la devise chez le poète marocain Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995), devise à versant unique, qui plus est.

C’est qu’inscrite au frontispice de son œuvre subversive, Khaïr-Eddine l’aura assumée jusqu’au bout, d’autant que son statut initial d’éternel révolté "errant, touchant, crachant, seul, cerné de mouches noires et vertes ", le vouait singulièrement à cette noble tâche de subversion qui fut toujours la sienne.

Élevé dans la répulsion d’un père indigne et des ravages consécutifs au séisme d’Agadir en 1960, sa destinée en fut toute tracée.

Et c’est du rêveur debout dans le maquis des mots à fourbir, puis à décocher en une parole cinglante envers et contre tout, dont il s’agit ici. Parole toute neuve dans sa densité, sa virulence et sa singularité parfois excessive. Avec en prime chez lui, ce « Je » muant en « Tu » ou en « Il », le tout muant en « Jeu » valant son pesant de chandelles. Et tant pis si ça fait chier… "tant pis je falsifie l'enseigne publique / de l'aube je m'en frotte l'œil avant d'encrer dans la / coutume inextricablement claire du temps" (Soleil arachnide).

Pour lui, tout a commencé avec la publication  en 1964 d’un manifeste « Poésie toute », cosigné par un autre jeune poète, Mostafa Nissaboury.

Les deux compères lancèrent un appel urgent, lequel prône la nécessité absolue d’une  refonte totale des schémas d’écriture existants : « Jusque-là, la poésie a été pour certains un passe-temps plus ou moins agréable et pour la plupart, le moyen de s’intégrer à quelques milieux mondains qui n’entendent rien aux nécessités immédiates de l’homme. Ce sont des snobs et ils cherchent avant tout un confort. Notre ambition est de leur faire comprendre que ce qu’ils croient être l’âge d’or n’est en vérité qu’une illusion qui risque de les conduire à leur propre désagrégation ; mais ils sont déjà morts et la lutte ne leur appartient plus ».

L’œuvre iconoclaste et particulièrement violente de l’écrivain marocain Driss Chraïbi (Le Passé simple, Les Boucs…), y est certainement pour quelque chose, à côté d’autres influences, surréalistes, Nouveau roman, Tel Quel. 

L’appel sera entendu par d’autres, Abdellatif Laâbi, Abdelaziz Mansouri, Tahar Benjelloun… qui rallieront le groupe, lequel sortira en 1966 le premier numéro de sa revue Souffles.

Entre temps, Mohammed Khaïr-Eddine s’exilera en France, encore trop marqué par cet autre tremblement après celui d’Agadir : les émeutes de Casablanca en 1965 et la répression aveugle qui s’en est suivie.

" pays pays je plie bagages 

ceux qui ajoutent du noir 

à leur cellule 

me voient partir 

pays pays où seule la terre 

se souvient

et hurle 

quelle terreur couve 

sous ta colère ".

(Ce Maroc !)

De là, exerçant en tant qu’ouvrier pour gagner sa vie, c’est-à-dire en tant que  "simple mineur  / Dans le rectum du sol noir ", il collaborera régulièrement à la nouvelle revue du groupe.

L’année suivante verra la sortie d’Agadir aux éditions du Seuil, l’œuvre qui allait prendre à son compte les nouveaux choix d’écriture prônés par le groupe Souffles. Une œuvre bannissant les frontières entre prose et poésie, et qui s’inscrit en droite ligne dans une « guérilla linguistique » ébranlant tout sur son passage, le moi, la société, les valeurs, le système : "Dans un post-scriptum de trois feuillets, il me décrit ce qu’était son existence avant la catastrophe, il me parle de sa maîtresse, de sa gazelle plus aimable qu’une demoiselle de bonne mœurs, une gazelle, dit-il, qui savait son lait et mangeait des feuilles de laitue avec une clochette de cuivre rouge qui portait gravé dessus son nom dont vous ne saurez rien pour le moment ; ils me l’ont volée, je suis sûr qu’elle n’est pas morte, un animal ne crève pas comme une créature humaine dans le déchaînement de la terre ; et je sais qui l’a prise ; c’est un lieutenant-colonel qui l’a prise pour en faire don à sa majesté qui me fait don de la terreur ; oui, tout est tombé parterre depuis son avènement, et il boit pendant le carême, trouvez-vous ça normal, et il mange de bons plats avec ses ministres et prend pour lui tout seul les meilleures femmes du pays ; mais de vous, je ne puis rien dire pour le moment, vous connaissez ma justice ; oui, monsieur, nous sommes loin de ce monde royal, nous échappons à son temps et à ses lois ; dent pour dent, œil pour œil comme autrefois, je ne sais plus qui l’a dit mais je l’approuve".

Une guérilla menée dans la liesse des banderilles aiguisées sudiques, le jour d’après :

"Sudique

que je crée par la pluie et les éboulis 

que je transforme en lait nuptial pour des 

noces de torrents

Sudique

percée d'oubli soudain par des troupes ferventes 

de poèmes

qui font éclater chaque pierre sous mes pieds 

quand mon corps bée

entre des mains bleues 

entre les flûtes

Sudique sur un pic miraculeux 

couleuvre jeune récitant des piétinements sans histoire (…)

et ces tristes airs d'abandon et de haine 

ces crieurs ces goumiers qui traînent 

leur vie mortelle

ces Phéniciens ces nus voraces 

Sudique de rutilance et de scorpions 

sur tes seins enroulés fermes

et ce maudit esclave qui crache dans ton ombre"

(Ce Maroc !).

Et puis l’ultime texte en 1991, le Mémorial, comme pour consigner tous les faits et gestes de cette parole d’être, parole "ignée pareille "…