effacer, ce n’est pas faire disparaître par Noëlle Mathis

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

effacer, ce n’est pas faire disparaître par Noëlle Mathis

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il y a des mots en nous. il faut s’en occuper.

 

il y a des phrases et des silences. il y a des syllabes de départ, de billets d’avion, d’attente. il y a des valises et des sacs à dos. il y a les aéroports. les avions encore. il y a les passeports et les échanges en langues. il y a les trains qui vrombissent la nuit et le passage assourdissant des tunnels.

 

il faut beaucoup de phrases pour exister.

 

il faut parfois traduire les limites, et ce n’est pas simple. ça passe par les intestins et la colonne vertébrale. l’haleine des mots et la salive dans la bouche. et puis, il y a le lieu où les mots ou la phrase ou les avions ou les limites cessent.

 

il y a le lieu de la terre et des arbres.

 

longtemps je suis partie. mon retour prend forme autour du bois et du humus. j’atteins le territoire de ma naissance. le doigt dans la faille de l’écorce. dans la sève des cèdres.

 

il y a la présence dans ce qui est vrai dans le retour.

 

il y a le lieu de l’abandon avec la confiance de l’enfant endormi dans les bras de son parent.

 

les racines refusent de mourir.

 

je visite le cœur souterrain d’une vision nouvelle. je rentre. c’est ainsi qu’on le dit. je rentre en ce lieu de l’intérieur avec la connaissance des contrées lointaines.

 

la vie est là.

 

j’ai encore du mal à le dire, à le clamer. j’ai du mal à trouver l’alphabet qui le dira. comme si cela ne m’était donné. pourtant, la grammaire du cri. la syntaxe du manque. la conjugaison des peurs. je les ai apprises. je les ai sollicitées.

 

aujourd’hui, il faut désapprendre. effacer la peine. convoquer un autre alphabet. embarquer la boussole neuve. le regard puissant devant l’éparpillement du monde. devant nos rêves dévastés.

 

effacer, ce n’est pas faire disparaître. avancer, ce n’est pas oublier la frontière, les tranchées, les croix blanches et les zones floues.

 

je ne peux effacer la ligne Maginot et les livres brûlés. la mémoire d’un corps au territoire saccagé. les familles exilées. les familles déchirées. les enfants en quête de nom français.

 

j’ai vu les films, j’ai lu les articles, j’ai récolté les témoignages.

 

je ne peux faire disparaître les papiers d’identité, les faux-papiers, les doubles identités, les doubles rôles, les enrôlés malgré eux, les enroulés à la corde, les codes de conduites, les fuites de codes, la langue codée, les non-dits et ceux qui regrettent de ne pas être né ailleurs.

 

je retrouve le cliché envoyé par la mère pour qu’on sache ce qu’elle ne peut pas dire.

 

je sais la maison occupée par les SS. je sais l’oncle ou le cousin ou le grand-oncle ou le petit-cousin et son brassard rouge et la croix gammée. je sais la honte d’être né. je sais le père de la mère dire aux officiers allemands ein junges Wesen wird geboren und muss geholfen werden[1] et l’enfant née dans la cave de la maison natale.

 

je laisse le paysage faire son travail de mémoire.

 

je marche dans la neige jusqu’au printemps des étoiles. les mots ouvrent les malles du silence.

 

je donne forme à ce que le monde crée en moi. d’autres se consoleront et prendront force dans les formes que je crée. dans les brûlures qu’ils reconnaissent en eux.

 

séparation et réparation n’exhibent après tout qu’une seule lettre de différence.

 

la mère cherche encore son nom français inscrit au registre des naissances sous la lettre K de l’occupant.

 

il y a des mots en nous. il faut s’en occuper.

 

nous avançons en quête d’un lieu qui nous reconnaîtra. nous sommes ainsi faites aux bordures de notre monde. aux rivages des incertitudes. les siècles dorment à l’étage. nous cherchons les mots qui troueront les paroles de roches. nos phrases orchestrent le souffle des verbes. nous avançons pour libérer ce qui retient. compagnes de lumières. pelles et pioches sur l’épaule. nous creusons la matière du brouillard. nous guettons la source du cercle. nous voyageons sur les lignes du matin. nous apprivoisons le doute des mots en nous.

 

il y a des silences qui n’attendent pas.

 

nous sommes la somme de nos cris.

nous sommes l’explosion de nos lueurs.

nous inscrivons nos possibles dans la malle des recommencements.

nous écrivons ce qui est vrai dans le retour.                                  

                                                                                                        

 

 

[1] un enfant va naître et a besoin d’aide.