J O U R N A L 2 0 2 2, extrait 7 par Christian Prigent
15/09 [bretelles]
En Belgique pour les 80 ans de Jean-Pierre V. Fête bon enfant dans un restaurant de golf au chic appuyé. Les complices retrouvés (Clémens, Bouti) : in situ incongrus ; mais émouvants d’être toujours ingambes, rigolards, tendrement taquins.
J.-P. : fatigué (ne tient pas longtemps debout) ; mais intellectuellement alerte ; et bon dans son nouveau rôle de patriarche à bretelles, canne pour clopiner et larme familiale à l’œil.
Puis : en décapotable décapotée dans les exotiques Ardennes belges. Dinant, Spa, Stavelot (Apollinaire !). Des Fagnes fantasmées pour cause de « flaches » rimbaldiennes, pas vu davantage que jadis du lac Tchad au secret derrière les roselières après des kilomètres de vases desséchées : il faut des miradors pour toiser les eaux et les buissons de ces plats pays ; et qui, se souvenant du Berlin divisé, aime les miradors ?
On loge près d’Huy (coucou aux cyclistes de La Flèche wallonne) en roulotte pittoresque au son des moutons parmi la grenaille de leurs crottes et les prunes d’acabits variés chues en masse sur le pré pour s’y mêler.
Retour lent par des bretelles transversales entre les voies d’invasion (Meuse, Aisne, Oise). Deux jours à Chantilly : dedans, chez le duc d’Aumale, Poussin massacre magnifiquement les Innocents ; dehors, des chevaux écument en rond entre de fines balustrades. Et revoici les cavales de la mer armoricaine, pareillement survoltées de crèmes.
Tout cela m’a remonté les miennes, de bretelles (celles du moral) : me forçant à ne penser à rien qu’aux vieilles amitiés puis au passage vadrouilleur des sites, belles bâtisses, eaux, nuages.
*
20/09 [à mes amours : vert paradis]
non l’isocèle aigrelet d’un vache
bout de sein mais la moustache 1955
mousseline à la lèvre cha
vira mon cœur enfantin
quand au peu de fesses un pourri
de mazout du ru la ma
cula — est mort qui
ne se barbouille en pensée de ça
donc on repiqua à deux
au bain du ciel lessivé de bleu
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30/09 [le pinceau de Munch]
Kokoschka au Musée d’Art moderne, Munch au Musée d’Orsay : ces « expressionnistes » de la charnière XIXème/XXème enragent dans la déchirure du vieil espace sans vraiment parvenir à ouvrir un espace nouveau (il ne s’ouvre que chez Matisse, chez les pionniers cubistes, chez Kandinsky, Malevitch…).
Le Cri, qui ne bouge plus d’Oslo, n’est pas venu. Tant mieux. Il aurait fait sa Joconde : un aimant — et la limaille extasiée en tas devant.
De toutes façons, la peinture de Munch crie : contre la maladie, la mort, la trahison amoureuse.
« Un poème de vie, d’amour et de mort », s’intitule l’exposition (reprenant une formule du peintre). Pourquoi pas ? Sauf qu’un tel titre conviendrait à n’importe quelle œuvre.
Les cartels qui accompagnent pédagogiquement chaque tableau répètent la même proposition d’interprétation. Ils n’ont semble-t-il d’autre but que d’avérer le lien des œuvres à la biographie de Munch — qu’elles manifesteraient en figures peintes plus ou moins défigurées par des souffrances.
Ce lien est effectif, bien sûr. Pas inutile de le rappeler. Même si personne, qui regarde, ne peut manquer d’éprouver sans besoin de béquille explicative ce qui, là dedans, vient d’une vie souffrante et poursuit (à la fois : fait durer et chasse) cette souffrance en la représentant.
Mais la peinture ? Sa facture ? Sa façon particulière de donner corps (de peinture) à la souffrance (du corps vivant) ? Son dialogue, évidemment sans cesse poursuivi, avec ce qui, dans l’histoire de la peinture, exprime la souffrance1? Voire ce qui instaure la peinture comme représentation d’une souffrance propre à (faire de) la peinture : un toucher de ce qui, du monde, est toujours, dans la peinture, en souffrance ?
Regarder les tableaux de près (juste avant la sonnerie), c’est-à-dire en gros à la distance qu’occupe, peignant, celui qui peint, fait ressentir la facture (comment ça a été fait) ; au delà ou en deçà de la constitution des images (visages, corps, paysages, ciels sanglants) qui synthétisent l’effet figuratif et rappellent « la vie ».
Ainsi j’éprouve :
Primo : dans de nombreux tableaux, l’essoufflement d’une matière picturale maigre (raclée, sèche) ; le pinceau de Munch, peu chargé, passe sur la surface, presque comme s’il voulait l’éviter, ne pouvait (ne voulait ?) la creuser, l’ouvrir (ouvrir la scène), haletait court, presque asphyxié par son effort.
Deuzio : le dés-ajustement des passages alanguis qui construisent et déconstruisent en même temps les figures et l’espace entier du tableau. Ce sont des bandes de couleur peu connectées les unes aux autres, désarticulées par le surgissement d’un fond qui résiste au recouvrement.
On perçoit la présence d’une vacuité invincible, d’une sorte d’impossibilité à faire coaguler une plénitude d’images. Chaque tableau est solidement charpenté, comme on dit. Mais cette charpente, chez Munch, est flottante, liquide, un peu « nouille » (arabesques aplaties). En tout cas ses charnières ne sont jamais vissées à fond. Elle n’est jamais solide, droite, obturée — mais toujours ajourée, toujours de guingois, toujours au bord du vacillement.
À l’horizon : les rythmes ondulés et comme non concernés par leur propre mouvement, de Bram Van Velde — une fois les figures effacées et perdues dans l’expansion de la couleur, purement sensorielle quoique frustrant sans cesse la sensation (c’est ce qu’y aimait Beckett).
Du coup, c’est moins une image pleine (de l’expérience qu’elle retrace) qu’une syntaxe aléatoire de rêverie, un passage de cauchemar, un murmure essoufflé. Le Cri concentre ce cauchemar, certes (d’où son succès). Mais sans la distance presque ironique, à la fois douce et cruelle, que dispose la facture de peintures moins réduites à l’emblème de ce qu’elles recherchent.
Soit : le cri (d’épouvante hallucinée de son propre impouvoir à dire autrement qu’en criant) est aussi (d’abord) le cri de la peinture : son aveu magnifique d’impuissance à présenter à vif l’expérience. La peinture de Munch crie face à l’espace ancien (son opacité victorieuse, sa plénitude illusionniste). Elle le voit déchiré, amolli, affaissé. Elle clame cette vision dans un désert des formes tremblantes, d’anecdotes floues, d’histoires usées : un « monde » au bord de l’absence. Elle ne se satisfait plus de l’espace ancien (la peinture classique). Elle appelle à un autre espace, mais ne peut le constituer comme tel. Il n’est, dans sa peinture, qu’en souffrance. Sa venue ne se devine que dans la peine et la rage de le pressentir, d’en sentir la menace.
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05/10 [à mes amours : tout recommence]
si démembré le corps d’os
iris ho hisse aïe les mots
s’en vont aux eaux aux
tombes aux tombereaux
aux herbes baves & boues on
se retrouvera bientôt s'aimant
dans le purin clair des fossés
mes aimées miam miam enlacées
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10/10 [Roubaud e(s)t Presley e(s)t Rousseau e(s)t Roche]
Cette nuit : manu militari2 logé chez Jacques Roubaud. Appartement haut de plafond, gorgé de livres. Je suis chargé (puni de quoi ?) de faire du tri. On sonne : c’est Elvis Presley, jeune. Il me propose de me faire la lecture des Confessions. J’explique que pas la peine : je connais le livre par cœur, oh le prétentieux ! Elvis vieillit d’un coup, et c’est Denis Roche, avec cigarillo, qui se marre. Arrive alors Roubaud, furax, en gilet de laine mou, qui récupère ses liasses de papiers poussiéreux et me vire. The end.
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11/10 [Rome, une palette]
Mon fils Vivien, désormais Pontifex Maximus des études médiévales au Palais Farnese, vaque ce soir à des mondanités à la Villa Bonaparte, siège de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège.
Souvenir : une soirée en ce lieu stendhalien, en 1980.
Abbés de cour ventrus en soutane de soie (le Noir), militaires sanglés (le Rouge) et majordome courbe à plis cassés par l’obséquiosité (le fond de Grisaille).
L’ambassadeur de France, rase-motte, étroit d’épaules, fine moustache et strabisme divergent, a l’air d’un client de bordel sado-maso ; sa dame, ample, plusieurs étages de chignons, le surplombe de haut et de caquetages, c’est Dubout au Quai d’Orsay.
La fille du couple plénipotentiaire, strictement marine de vêture et beaucoup de rose d’émotion aux joues, accueille les pensionnaires de la Villa Médicis, dépenaillés (dont les frères Pérez en tenue prolétaire), par un gloussement suivi de trilles noyées dans l’envol des foulards satinés et conclu par un exalté : « Oh, des artistes ! je suis impressionnééééeeee ! ».
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20/10 [une dent de plus]
Le fond autobiogre (cf Lucot) — douleurs et traumas, enfance, famille, pathos du corps — est la plus banale des matières littéraires. Elle ne donne le plus souvent lieu qu’à des chroniques détimbrées, stylistiquement plates et sur-jouant la probité (identifiant la valeur littéraire à une vérité confessionnelle).
Quand c’est autre chose (quand c’est écrit) : ça mord.
Je l’éprouvais ces jours-ci, lisant un manuscrit de Béatrice Mauri : Mettre une dent de moins.
L’auteure pédale vite. Plus vite : une dent de moins au pignon. La langue pousse le braquet : active, haletée. Chassé devant elle : un troupeau de paysages furtifs, de souvenirs sans qualité (dent de lait perdue), d’obsessions triviales (chaussette trouée).
Forme et fond : ajustés. Vélo et écriture : en miroir. Alternance de zooms furieux et de panoramiques béants. Au plus près du sensoriel (détails physiques, pièces de bécane, etc.).
On passe devant des « maisons » (comme on disait pour le théâtre de foire médiéval) à peine aperçues, rougeoyantes de cauchemars, aussitôt perdues de vue, peu à peu définies par leur retour en leitmotive.
Ce qui emporte : l’emballement écrit, la poussée invraisemblable (non mimétique) du phrasé, la forme en mouvement.
On espère que ce texte trouvera un éditeur. On n’y croit qu’à moitié, cependant : c’est si loin d’une actualité peu prête à entendre cette passion d’écriture, sa rage, son « lyrisme » sombre.