JOURNAL 2023, (extrait 7) par Christian Prigent
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01/10 [balle dans le pied]
L’intelligence artificielle, nous dit-on, plane sur nos têtes d’apprentis sorciers dépassés par les machines.
En vérité ça nous a atterri dessus depuis un bout de temps.
Voici une série télévisée (ou : « comédie policière en six épisodes ») produite par Arte, vivement recommandée partout.
C’est intitulé Polar Park et s’auto-promeut comme suit : « une enquête glaçante, rythmée par un humour grinçant ».
Ça allèche.
Voyons voir.
On voit : un peu de Fargo (neige), de Dexter (fléchettes anesthésiantes), d’Au nom de la rose (moines), de Twin Peaks (bois chamaniques, chanteuse fluo) ; et de Da Vinci code, de Silence des agneaux, etc…
Tout ça est dans des banques de données : silos informatiques plus que mémoires d’hommes.
Suffit d’extraire le plus typé de ce qui avant et ailleurs a marché (schémas narratifs, figures emblématiques, gags garantis marrants, effets éprouvés), d’en remplir le shaker, d’agiter-mélanger, de vider le nouveau cocktail dans la nouvelle chopine numérique, de remasteriser le produit : et hop, da capo, vive le nouveau !
Typer, schématiser, extraire, remplir, agiter, mélanger, vider, masteriser : pas besoin de « réalisation », de « mise en scène », d’intervention et d’invention humaines. Les machines (l’IA) font ça très bien[1].
Suffit de leur fournir le matériau (les contenus de films et de séries désormais main stream) et des critères pour le traiter : base serial killing, décor France des régions, aura de quête des origines, dose de drogues, philtres, fumigations et élixirs, les quotas convenables (gendarme homosexuel, commandante de police black).
Et de définir la cible : ce que les programmateurs s’imaginent que sont les goûts, les envies, la culture élémentaire[2], les habitudes, le degré de servitude volontaire du public visé.
Pareil pour les dialogues : prélever, typer, mélanger, redistribuer, moduler, mouler sur le moule d’une synthèse plausible de récepteur type. Cela aussi la machine sait faire : au placard les dialoguistes.
Pareil pour le générique.
Pareil pour la musique.
Ne reste de vivant (d’aléatoire, d’imprévisible) que l’acteur.
Plus pour longtemps.
Bientôt cloné (image et voix), il passera lui aussi à la trappe.
Les médias censés être « culturels » qui produisent ça (Arte) ou le promeuvent (France-Culture) n’ont pas l’air de voir que ce faisant ils se tirent une balle dans le pied.
*
05/10 [au ciel ne brillent qu’elles]
voici Orion rions des cons
zoziaux des stellations :
seul l’émail de vos sidérantes
dents y luit mes revenantes !
qu’au ras du parfond des flaques
pareil ça miroite — hop ! remontez
dit mon vieil émoi du Léthé
qu’on repatouille aux boues : flic ! flac !
zénith ! nadir ! soleils farouches !
même celles parfois amères
je n’ai oublié nulle bouche
ah que taquines sont les sphères !
salut Alpha d’Alnitak ! Dzêta !
item Delta de Mintaka !
item Epsilon d’Amnilam !
ce sont vos noms : foutu tam-tam !
la preume ce fut Bételgeuse
(comme sa lèvre était moqueuse !)
la deuze illico classée X
aujourd’hui serait Bellatrix
la troize a gelé ? — non ! : Rigel
me fait de l’œil idem l’énième
la suave la Saïph dont j’aime
avoir sucé le sel d’aisselles
oh ribambelles ! nébuleuses !
zéro naine ! hypers ! leur parade !
super novae ! stars ! mes Pléiades !
mes Ourses ! coucou, les Amoureuses !
*
08/10 [solitude]
Voir des gens (même des parents, des proches, des amis), les heures conviviales, converser : de plus en plus difficile — ça dresse d’avance des épouvantes ridicules, démesurées. Et fortement dosées en culpabilité : qui suis-je pour mettre à distance des personnes dont je ne pense pourtant pas une seconde qu’elles aient quoi que ce soit à m’envier ? (je sais qu’ici et là, côté famille en particulier, on pense ça, qu’on ne peut pas ne pas le penser : mais pour qui se prend-il ?).
C’est la sensation d’une fragilité croissante qui l’emporte, avec l’âge : l’incertitude de tous les énoncés, l’approximation des propos qu’on tient, le peu d’assurance des opinions, la superficialité des savoirs, la soumission aux lieux communs d’époque (toute conversation dénude cela, d’abord — ne laisse apparaître que ce peu de pensée, cette frivolité, ce manque de liberté).
Ce qui profondément m’intéresse (et a donné quelques livres) m’intéresse, moi, de plus en plus (au détriment de quoi que ce soit d’autre) ; mais n’intéresse les autres, à peu près tous les autres, que fort peu (dans le meilleur des cas : une curiosité aimable mais guère concernée).
Quelques rares amis, seulement, restent. La plupart sont loin, aux affaires de leur propre solitude studieuse. Au près : on a confiance en si peu ! Il en faut des dont on soit sûr de l’amour (qu’il soit sans réticence, sans torsion d’envie, sans complexe d’infériorité ou de supériorité), des que votre folie attendrit autant qu’ils en respectent les manies inhumaines.
Autant dire qu’on est seul, et davantage à mesure qu’on a moins de force pour faire comme si on était et vivait « comme tout le monde ».
*
10/10 [colline inspirée]
Les Personnages de la pensée, de Valère Novarina, au théâtre de La Colline.
Deux pièces en une : des tableaux de music-hall (sketchs, chansons, accordéon, pantomimes Commedia dell’arte) ; et un mystère (souvent « bouffe », cependant) où le fond d’inquiétude métaphysique s’ouvre au fil des grands mots (la vie, le langage, Dieu, la mort…) qui passent à travers la gorge des comédiens.
Chez Valère, c’est toujours ce deux-en-un non divisible qui fait effet de vérité : sens du non-sens burlesque de la vie et prière pieusement adressée au vide — inextricable et saugrenu mélange de comique et de recueillement méditatif.
C’est, comme toujours, comme depuis le temps du Babil des classes dangereuses, magnifiquement inspiré.
Vanda me fait remarquer une certaine disparité entre comédiens et comédiennes, le manque d’un effet « troupe », de cette cohérence.
Je l’ai ressenti moi aussi.
Ce sont surtout des acteurs (assez souvent avancés en âge, physiquement massifs, doués de voix puissantes) qui jouent les grands morceaux comiques ; et plutôt des femmes (plus jeunes d'apparence, plutôt fluettes, aigües de voix) qui assurent le continu narratif du « mystère ».
D’où des décalages parfois gênants dans l’intensité pensive, narrative, comique.
Mais (voici une remarque que je ne ferais jamais publiquement, préférant lâchement éviter les foudres) : qui (homme ? femme ?) peut incarner la tonalité biblique des pièces de Novarina ? Ceux qui parlent dans la Bible (dans l’Ancien Testament, surtout — modèle constant du mode d’élocution de V. N.) sont des hommes surhumains, inspirés et habités par celui qui dit « je suis celui qui suis », des prophètes, des guerriers, des rois psalmistes. Jamais des femmes.
*
13/10 [taratata]
Dès à matin l’eau de l’angoisse sort du bas des yeux ce ne sont pas des larmes mais le corps quasi liquéfié qui se vide vers le haut comme aspiré par une succion de ciel et dépiauté par cette aspiration de toute enveloppe qui soit à autre chose sensible. Tout vacille sans poids qui s'équilibrerait au sol, tenir debout n’est presque plus possible — encore un jour qui commence mal on dira mais le dire fait rire : taratata !
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20/10 [l’opacité et la lumière]
À Paris, ces jours-ci, on expose simultanément Nicolas de Staël (MAM Ville de Paris) et Mark Rothko (fondation Vuitton).
La comparaison n’est pas favorable au premier.
D’un côté : la croûte cartonneuse (l’opacité que limite et bouche le plâtras de Staël).
De l’autre : la transparence lumineuse (l’il-limité que happe la couleur de Rothko).
Qui aime respirer devant la peinture, et grâce à elle, sait où de préférence aller.
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23/10 [Chino refait]
Chino fait poète… Dans ce titre, « fait » est d’abord un indicatif présent : pastiche de formules comme « faire prof, gendarme, boulanger… » ; pour rappeler qu’il a fallu apprendre, travailler, expérimenter ; puis agir, livrer des batailles : la poésie est une action (sur la langue), pas une essence ou une pose statufiée.
Si « fait » est un participe passé, il dit de Chino qu’on l’a fait tel (poète) : des désirs, des révoltes, des lectures, des compagnonnages, un parcours ont fait de lui quelque chose comme un poète[3].
Si on entend « fait » au vieux sens argotique (« t’es fait, Lupin ! »), le mot suggère aussi que voulant faire poète, Chino s’est un peu fait avoir : qu’ainsi fait il fut refait, eu, pris.
*
25/10 [home cinéma : caméra Ophüls]
Max Ophüls (Le Plaisir, Lola Montès…) : on est dans ses films comme en visite dans une boîte crânienne baroque. Chambres à coulisses, temps en labyrinthes, couloirs vers rien, cloisons de biais, décors ostensiblement sur-ornés, pensées et paroles hélicoïdales, passions torticolées. Les personnages semblent toujours sortis des moulures des meubles, des figures des tapisseries, des reflets des miroirs. Dans ces chambres, face à la camera, tout (objets, étoffes, lumières, corps) s’emboîte et s’avance vers l’œil, sans hiérarchie : sur le même plan d’intensité imagée. Et tout se mélange dans le plus grand des luxes sensoriels : féérie des « sèves ornementales » (Rimbaud, Fairy).
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28/10 [merci]
Sages douleurs, non violentes mais non trop tranquilles douleurs, merci !
Car je me, si j’ai mal, sais (je sens que je suis).
Ce qui suffit.
Pour le reste, pensée (et son rictus) : être, il faut bien le payer.
Mieux vaut avoir toujours un peu mal quelque part — sinon comment se vérifier ?
Ce qui implique également ceci (autre rictus) : quel bond, où et quand, faire pour foutre le camp une bonne fois, sans alibi, hors de l’ici et du maintenant — si devenus peu supportables ?
[1] Bien des femmes et des hommes, sur ce point, ne sont que des machines : les romancières et romanciers voués au best-seller, les scénaristes de fictions policières à la chaîne, etc.
[2] Le digest de culture informé par les films et séries de référence : le Nombre d’Or, l’oreille de Van Gogh, Marilyn by Warhol, etc… Qu’on re-situera et ré-expliquera, de toutes façons, pour plus de sûreté, au fil de épisodes.
[3] C’est ce parcours que voudrait évoquer le livre.