APPARITIONS - 2 par Philippe Beck

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

APPARITIONS - 2 par Philippe Beck

Ballet.

 

Les êtres s’apparaissent l’un l’autre, et il faudrait dire également : ils se disparaissent l’un l’autre. Ils font disparaître et apparaître l’autre visage, alternativement (inconstance du souvenir actif) ou définitivement (arasement ou intégration à la culture commune). Loi de coexistence, dans la mesure où le simple fait de se montrer implique la société, cet organisme mécanisé où les contemporains ne peuvent s’appréhender comme un tout connaissable. Ils se montrent mutuellement et se démontrent, c’est-à-dire qu’ils prouvent leur existence commune en provoquant oubli et mémoire, effacement et inscription, ingratitude et reconnaissance. Oubli et mémoire : chaque fois qu’un événement se retire des âmes corporelles pour lesquelles il existe, ce sont des silhouettes engagées dans une époque (une configuration de gestes) qui tendent à se retirer de la mémoire générale. La vie, c’est la mémoire : pour vivre mal, vivons cachés. L’âme physique des danseurs contemporains, nous tous, ne peut vivre à l’ombre pure. Elle souffre de l’obscur, et sa faim de lueurs et de droits sur la lumière est aussi un phénomène aveuglant ; on la confond avec l’égoïsme de l’appétit de gloire. Même cet appétit a un aspect riche. Or, cette âme souffrante, qui a peur de l’ombre et de la nuit, se veut chorégraphe avant de prétendre à la sainteté du mérite. Elle ne peut subir sa propre danse auprès des autres danseurs dans l’époque, sans penser organiser le ballet des mouvements apparents, leur conséquence sociale, c’est-à-dire leurs bienfaits répartis. La co-évolution des vivants, ses séries esthétiques, charmeuses, dans l’espace commun répond au besoin de lumière. L’âme physique de chacun a toujours voulu danser auprès des autres et penser la danse générale, sinon l’organiser ; elle a toujours repoussé la nuit qui lui promet un repos sans absolu ni harmonisation. Le ballet reste l’idée première de la politique.