JOURNAL 2025, extrait 4 par Christian Prigent
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02/04 [naissance du comte d’Orgaz]
A Tolède, tôt, incompréhensiblement seuls avant l’afflux des japonais, Vanda et moi laissons venir sur nous l’énorme mouvement de la toile du Gréco
ce mouvement aspire le regard, nous embarque, nous suivons l’ascension du comte, il renaît et re-meurt à chaque fois, cette fois c’est pour nous
en bas il sort de la cuisse haletante ou d’une parenthèse vaginale du temps, armé de pied en cap (armure), expulsé sur des linges livides dans la violence de la vie
il entre dans la mort la tête la première comme l’homme-obus projeté hors de l’âme du canon
puis il se redresse, se courbe, décolle
ho !
hisse !
ramène sa fraise à travers celles de ses compagnons d’occupation du temps
remonte tout au long des espaces et des instants luxueusement récapitulés
(foules ! nuées ! averses ! orages !)
et le voilà tout en haut, face à sa mère et prêt à disparaître dans la lumière mortelle ainsi qu’au premier jour il aurait dû apparaître : nu, diaphane, fragile et vagissant d’effroi
— pitié !
*
03/04 [Artaud (fable, utopie, fiction)]
Notes pour la séance « Artaud poète » du séminaire briochin :
Enseigner Artaud ?
1/ Quelle drôle d’idée !
2/ Eviter de faire le lapin ébloui par le phare (la psychose, les douleurs terribles, les tortures à Rodez, la langue monstre, le maximalisme expressionniste du verbe comme du jeu théâtral).
3/ Artaud ressasse un pathos anti-terre, anti-corps, anti-sexe, anti-organes. Ce ne sont pas des thèses. Plutôt une fable. Sa morale récuse l’enfantement biologique par les mères (la nature) au profit d’un mythe d’auto-enfantement par les œuvres (une culture). L’écriture, incarnée (rythmique, sonore)[1], psalmodie les versets sans cesse repris qui forment le corps de cette légende.
4/ On ne peut la commenter comme une « vision » romancée du monde. Ni comme une suite d’opinions soutenables. Il n’y a rien à y chercher de réaliste, de rationnel. Par personne (même pas par Artaud, quelque affirmatif que soit le plus souvent le ton sur lequel il parle) on n’est sommé d’y « croire ».
5/ La prendre plutôt comme une utopie : comme on lit la Thélème rabelaisienne, Les Etats de la lune et du soleil, les Voyages de Swift, la féérie des Cent-vingt journées de Sodome, La Métamorphose, etc. Bref : comme fiction critique.
6/ La fable n’est pas un délire mais une hypothèse d’interprétation du monde, un modèle comparatif, une sorte d’excès (de surplus métastasé) de la raison[2].
7/ Evaluer alors l’effet des formes au fil desquelles l’écriture pathétiquement cadencée d’Artaud incarne en mots un monde re-configuré et l’oppose à la figure atone qu’est le monde configuré par le parler quotidien (le monde qu’on dit « réel » : le monde qui vit sous l’empire de la représentation idéologique).
8/ Cette re-configuration met en perspective les représentations que l’époque propose du corps, du sexe, de la nature : le possible dont elle délimite l’espace. C’est un poste d’observation. De là on regarde la vie des parlants, leurs actes, leurs paroles, leurs œuvres. Apparaissent alors la fragilité de leurs constructions mentales[3], leurs soumissions à la sociabilité commune (à ses « envoûtements », dit Artaud), leurs illusions sans avenir, leurs pseudo-rapports (sociaux, familiaux, sexuels), les manigances de leurs névroses.
9/ Dans la fiction d’Artaud, les propositions sans bon sens ni vraisemblance (u-topiques) mais à fonction explicitement critique se sont formées dans l’épreuve d’une « folie » (objectivement endurée comme malheur) et exprimées dans une langue poétique d’évidence ombiliquée au délire mais aussi, par sa puissance théâtrale elle-même, victorieusement extorquée au délire (non soumise, sauvée).
10/ Rien de tout cela n’est facile à penser pour qui oppose spontanément « délire » et « bon sens », « folie » et « raison », « fiction » et « réalité ». Mais qu'aient pu exister les tracés d’écriture du poète Artaud nous invite au moins à constater le fait (et l’effet) du déplacement radical des oppositions de routine qu’opère en l’occurrence cette œuvre[4]. Puis à laisser nos pensées affronter l’impossible espace qu’ouvre son exploit trans-rationnel. Et à mesurer du même coup, déconfits mais malgré tout plutôt réconfortés qu’on puisse nous l’éclairer aussi crûment, à quel point peut être misérable l’idée que nous avons couramment du possible où nous végétons pour réussir à « vivre ».
*
09/04 [énervé]
Jean-Luc Caizergues, écrivain de talent, ex-« de gauche », désormais « de droite »[5], m’informe ce matin par mail que l’anti-sionisme est un masque de l’antisémitisme.
On connaît le refrain : il occupe les antennes (pas que les Bolloré) et fait causer aux comptoirs.
Donc (pour une fois, dans ce journal — et une bonne fois pour toutes) une opinion : merde à cette assertion et à l’ignoble effort d’intimidation qui est son seul sens politique.
Tant que j’y suis : merde à qui prend son air de curé complotiste pour dire que ce qui se passe en Palestine (génocide à Gaza, colonisation en Cisjordanie) est « complexe » et qu’il faut « nuancer » les propos qu’on tient sur ce sujet.
Et merde à qui dénie ce fait : l’antisémitisme historique a été fasciste, impérialiste, colonialiste, génocidaire ; aujourd’hui, ceux qui gouvernent en Israël sont des fascistes impérialistes, colonialistes et génocidaires ; être anti-sioniste, c’est être contre ces gens-là, ce pouvoir-là. Point.
*
09/04 [coda]
Je ne suis pas bien fier de ce que je viens d’écrire : qu’ai-je à dire de singulier sur ces problèmes dont traitent des centaines d’ouvrages ?
D’autant qu’à ce propos (racisme, antisémitisme) on ne sait jamais. Si je suis sûr de quelque chose dans ce domaine, c’est seulement de ceci : on n’en sait sur son propre point de vue toujours moins qu’on veut (se) faire croire. C’est même de cette ignorance que se forment les opinions qu’on corne à tous vents (en somme : que coagule la bêtise — qui est l’ordinaire bistrotier du propos politique). On corne plus ou moins fort selon l’intérêt qu’on y trouve : ainsi s’égosillent ceux qui trouvent bien commode qu’il y ait un antisémitisme de gauche et que ça puisse servir de paravent à leur haine de ce qu’ils nomment islamo-gauchisme.
Mon correspondant devrait, quand il m’écrit, tenir compte de ce que je viens de dire. Car les livres de moi qu’il lit (et dit aimer lire) ne « pensent » pas autrement : ils ont tous été écrits pour contrer la bêtise dont je viens de parler (et d’abord la façon qu’a cette bêtise de se manifester en moi).
*
10/04 [labels]
Le même Jean-Luc Caizergues m’écrit qu’un roman c'est « un début et une fin » : le reste n'est que remplissage (on pourrait ajouter ou retirer, ça ne changerait pas grand-chose). Par exemple, dit-il, le début et la fin de Molloy ou de L’Etranger suffisent.
Spontanément, je pense la même chose : quant aux mécanismes d’écriture et aux tonalités stylistiques, les incipits, éventuellement confirmés par les clausules, résument la portée et l’impact[6].
A l’évidence, pourtant, ce point de vue ne tient pas[7].
Nul roman ne se résorbe dans son geste formel.
L’histoire littéraire n’est pas qu’un catalogue de manières, une palette de tons, un défilé de labels stylistiques.
Ça chagrine ma manie des « grandes irrégularités » : l’excentricité poétique des formes, leur renouvellement dans l’histoire.
Mais m’aide à reconnaître ce que, comme tous, je cherche dans quelques romans : à y être dépassé par les événements ; à aimer qu’un outillage phrasé réinvente un jeu d’espaces et de temps et, sans l’avoir cherché, fasse forme de traiter une pesante matière narrative.
[1] Les glossolalies en sont l’apex halluciné. Mais la parodie aussi, assez souvent…
[2] Des « plus-que-raisons », comme disait Francis Ponge. Par exemple : la mythographie d’Artaud éclaire le refus proprement « humain » d’être assigné à la dictée biologique (sans quoi pas de magie, pas de médecine, pas d’ascétisme, pas de sport…) comme à la dictée symbolique (sinon pas d’art, pas d’invention poétique…).
[3] Artaud : « Nous ne prétendons rien changer aux mœurs des hommes mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises mouvantes […] ils ont fixé leurs tremblantes maisons » (OC I**, p. 29).
[4] La littérature sait cela, depuis longtemps (toujours ?). C’est même l’une des façons essentielles qu’elle a eues d’approcher l’éclat de la vérité derrière l’ombre généralisée des conventions et des croyances. Elle l’a fait par exemple en créant des personnages (des « bouffons » — au bout du compte extra-lucides) dont la supposée naïveté, l’idiotie, la folie, l’ahurissement exemplaire arrachent sans même le savoir les masques de la représentation qui d’époque en époque cherche à nous faire confondre réel et construction idéologique : Perceval le « nice », Usbek & Rica dans Paris, Candide, le neveu de Rameau, le prince Mychkine, Bartleby, Plume, etc.
[5] Selon ses propres dires.
[6] C’est pratique pour un lecteur d’édition surbooké : lire le début et la fin d’un ms suffit à évaluer le produit.
[7] Il ne relève que d’un étiquetage commercial (logique de « marque », de « logo ») ; ou d’une désinvolture dandy (quel charmant bouquet !, s’exclame le connaisseur en style, spontanément fleuriste) ; ou d’une arrogance de lecteur pressé (Guerre et paix ? : ça parle de la Russie, résume le coach en lecture rapide).
