ROLANDE, septième et dernier épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, septième et dernier épisode par Joseph Mouton

 

PROCOL HARUM

 

         Post-Scriptum. Rolande avait une amie d’enfance, une certaine Catherine Au. Hier, fidèle au poste, elle a demandé à Jean-Marc de bien vouloir transmettre ses pensées aux enfants et petits-enfants de Rolande qui vivent dans la banlieue de Tel Aviv, alors que les missiles iraniens ayant échappé au dôme de fer y frappent quelques immeubles d’habitation.

         Nous (Olivier et moi) n’avions jamais accroché avec cette Catherine Au. que nous trouvions fade, nunuche : inapte à la conversation (à notre genre de conversation, s’entend). C’est que Catherine Au. datait d’une époque antérieure de la vie de Rolande, elle représentait son identification de prime adolescence, elle sentait encore les serments de dortoir entre filles. L’identification se dépose en strates, différemment colorées (voir fig.).

         La Lettre et L’Empreinte sont comme deux écrans : après les avoir ranimés, je vois qu’ils s’écartent à présent dans ma mémoire pour laisser place à un troisième écran, qu’ils cachaient jusqu’alors. Nous sommes dans une sorte de fête nombreuse avec de la musique, des gens qui dansent. Il ne s’agit pas d’une boîte de nuit, car à l’époque nous ne courions jamais la nuit. C’est plutôt un événement comme un anniversaire ou une surprise partie entre camarades. Arrive un slow titré A Whiter shade of pale, (Procol Harum), j’invite Rolande à danser et nous tanguons lentement, chaloupons lentement, circonvoluons lentement, toujours serrés l’un contre l’autre… jusqu’au bout de la nuit. Non, le fait est que la version de ce slow, populaire à l’époque, était démesurément étirée ce soir-là : n’osant pas rompre le charme, nous continuions simplement de tourner sur la piste et nous prenions peu à peu conscience que notre persévérance (avec variations) constituait une manière d’exploit chorégraphique, nous communions sans le dire dans une admiration mutuelle et solidaire, au-delà des limites connues du dansable (pour nous).

C’est un événement physique, avec dégagement d’émotions et résonance d’émotions aller-retour. Les slows sont faits pour que ce genre d’événement se produise, sauf que notre inexpérience relative ne nous y a pas préparés et que l’allongement du morceau en a intensifié l’effet.

Spéculation : le désir de Rolande pour moi aurait cristallisé ce soir-là.

Moi : j’étais un danseur de rock’n’roll plus que médiocre et je me réfugiais volontiers dans le slow, qui n’exige pas de grandes qualités chorégraphiques ; par ailleurs, je ne me sentais pas de proposer un slow à des cavalières mal connues. Danser avec Rolande avait donc été un heureux compromis. L’attirance que j’avais éprouvée pour elle s’était surtout épanouie en un sentiment de connivence psychique : nous nous étions entendus hors les mots et nous partagions maintenant ce subtil secret. Je ne lui donnai pas suite, car Rolande était triplement interdite pour moi : comme sœur, comme amie et sans doute aussi comme femme réelle.

Aujourd’hui, je me joins à Catherine Au. pour demander à Jean-Marc de bien vouloir transmettre mes pensées à la famille de Tel Aviv.