ROLANDE, cinquième épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, cinquième épisode par Joseph Mouton

 

La lettre

 

         Un jour je reçus par la poste une lettre extraordinaire : l’enveloppe était mauve, de format non standard et richement doublée ; le papier à lettre, assorti, avait du grain, de l’épaisseur, du filigrane peut-être, — tous les signes du luxe « fantaisie ». La graphie faisait penser aux jeunes filles les plus appliquées de première ou de terminale : stylo à encre bleue, lettres grosses et arrondies, soigneusement attachées les unes aux autres. Signes particuliers : pas de signature mais des petites fleurs ou des petits cœurs en couleur dessinés par ci par là (à la place des points sur les i et les j ? — possible). Ma correspondante anonyme me mettait au défi de la reconnaître, elle me donnait des indices — plutôt minces — sur sa personne, me faisait comprendre qu’elle me connaissait bien ou assez bien (« cher Bernard », écrivait-elle), prétendait venir à moi masquée (« sauras-tu me démasquer, cher Bernard ? ») et autres gentilles agaceries. C’était l’amorce d’une déclaration d’amour, la devinette d’appât, pour mieux dire, qui devait nous conduire aux aveux les plus doux ; — je compris ainsi la chose, en tout cas. À l’époque, je devais être en hypokhâgne et je fréquentais chaque jour une vingtaine de jeunes filles (mes condisciples) ; aucune ne cadrait pourtant avec ma poseuse d’énigme. En outre, la machine adolescente que nous avions formée Olivier, Jean-Marc et moi était devenue une machine de guerre masculine, qui repoussait les filles loin de ses canons ; — on nous appelait « les vieux crabes », on nous prédisait un célibat éternel. Le mystère restant impénétrable, je décidai de n’y plus penser. Quelque temps plus tard (trop tard), Rolande m’avoua en public (= par désespoir) qu’elle était l’auteur de la lettre. « Je n’aurais jamais pensé à toi ! », lui dis-je spontanément (la spontanéité peut conduire à la muflerie). Elle n’épilogua pas mais j’imagine que sa déception avait été violente.

         Un an plus tard (au bas mot), Rolande s’éprit d’un certain Pierre B. Je crois bien qu’elle retentait alors sa chance avec un objet similaire à ce que je représentais, à savoir un de la classe « normalien » (ou assimilé), soit une version non-incestueuse et goy de son frère Jean-Marc. L’idylle tourna court et Rolande dut clore dans son esprit la série que ma personne avait ouverte dans sa libido, car faute de rencontrer un Juif, se dit-elle sans doute, elle n’élèverait jamais ses enfants dans le judaïsme, une clause sur laquelle elle n’était pas prête à transiger.

         Un an plus tard (ou deux), elle rencontra donc un Juif bien sous tous rapports. En tant qu’avocat, il représentait l’héritage paternel de Rolande, qui passait par son frère aîné (plutôt que par son jumeau littéraire). De plus, Marc (car il s’appelait Marc, soit tout de même un signifiant familial) était assez disposé à cultiver son judaïsme, ce qui entrait complètement dans les vues éducatives de Rolande. Beau mariage. Trois enfants. À l’heure où j’écris ces lignes, ils ont tous fait leur aliyah.