JOURNAL 2023 (extrait 2) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2023 (extrait 2) par Christian Prigent

 10/03 [b.a.-ba]

 

Quand on essaie d’écrire quelque chose comme de la poésie, résister aux significations qui font lieu commun parce qu’elles s’entraînent les unes les autres par simple réflexe est le moins qu’on puisse faire.

Ça ne veut pas dire qu’on ne se soucie pas du sens de ce qu’on fait (de ce que représentent les représentations qu’on construit). Ni qu’on n’a cure des éléments de significations que les poèmes, au bout du compte, font quand même consister (même le non-sens le plus provocant fait consister du sens — au moins ce sens-là : qu’il s’agit de non-sens)1.

Mais le sens de ce qu’on fait en écrivant ne s’identifie pas à la somme des significations qu’un texte, par des liaisons grammaticales, articule en « contenu » (en message). Il y a un surplus, ou un défaut, dans cette articulation (d’où la sensation que c’est compliqué, tordu, lacunaire, opaque).

Ce surplus ou ce défaut se manifestent par exemple par ce qui fait forme sans pour autant faire signification : une prosodie mathématique, une partition sonore, une parataxe inarticulée en phrases — qui ont un « sens » aussi, puisque une facture les a voulues telles. 

Le sens de l’opération n’est pas dans la plénitude liée (les significations) mais dans le délié (le surplus ou le défaut) — dans l’imprévu que ménage, en trop ou en trop peu, la manifestation calculée d’une impossibilité, pour les significations, à totalement coaguler.  

Ce que ça « veut dire », c’est que le monde face à quoi on écrit (disons : les qualités sensibles émanées de l’espace perçu), en soi, ça ne (se) signifie pas, ne fait pas sens. Le sens que ça a est seulement que ça est et que cette présence défie la représentation. Faire poésie, c’est manifester en langue cette existence et sa différence : sa résistance aux noms qu’on lui donne et aux images qu’on en construit ; et non la doter de significations (la réduire au néant des discours qu’on peut tenir sur elle).

 

*

12/03 [ça ressemble à quoi ?]

 

Pourquoi un poème devrait-il ressembler au monde ? On soutiendrait plus aisément qu’on a tenté d’y dis-sembler à la version du monde que donnent les représentations d’époque.

C’est plutôt cette façon de voir qui peut aider à comprendre pourquoi il y a de la poésie (cet effort bizarre pour dire quelque chose du monde sans rien en représenter de manière ordinaire) — plutôt que pas.

Ce n’est pas la semblance du monde qui alerte dans la poésie ; mais le fait que cette semblance (l’émergence et la formation du monde dans la représentation verbale) apparaisse noyée dans une lumière d’altérité : qu’y soit suggéré un monde non assigné à la ressemblance.

 

En tout cas : le fait même qu’il y ait « la poésie » laisse entrevoir une possibilité de dis-sembler aux figures consensuelles. Que cette dissemblance soit possible fait du même coup porter un soupçon sur la quantité de vérité contenue dans le semblable aux phénomènes couramment nommés. 

Lire la poésie : moins croire au spectacle du monde, au bruitage de son actualité, à la publicité qu’il se fait à lui-même. 

*

15/03 [classe de grec]

 

Saint-Brieuc, 1962. Terminale littéraire au Lycée Le Braz (celui de Tristan Corbière et d’Alfred Jarry). Nous sommes deux2 à suivre le cours de grec de Monsieur Person : sueur odorante, veston pet-en-l’air, barbe carrée à la Jean Jaurès, ses petits crayons s’y oublient parfois.

L’estrade l’exhausse.

Les deux blouses grises sont plus bas, courbées sur des Budé d’ocre pâle avec chouette.

Le savoir leur descend dessus en petites cascades dont beaucoup d’eau, gaspillée, échappe.

 

On jouit du privilège de pouvoir dans ce cours fumer la pipe, ça a de la gueule ces bouffées qui montent entre les oreilles des ânes actifs à brouter au pré des sons d’Homère ou au picotin Platon. 

 

à ras des Budé la fumée

de pipe au plafond

amoureuse des moucherons

monte tracer des Destinées

 

si le bon Maître au bleu

de l’œil a la larme ne

ris pas il est à Troie les armes

font sur les thorax un vacarme

 

mais plus cruelle est la grammaire

que la sensiblerie des nerfs

émus qu’Achille au cul d’Hector

coure et ça y est il est mort 

 

drrring la sonnerie et c’est au vent

inconscient de la vie que vont  

les jeunes peaux flotter car la mer ici

rince vite aux vaisseaux creux les soucis

*

20/03 [Mimoun, marathon]

 

Commande du Musée de la Poste de Paris3 pour une exposition programmée en mai-septembre 2024 (temps de J. O !) : « Marathon, la course du messager ».

 

Le mot « marathon » fait surgir devant moi la une sépia d’un numéro de Miroir-Sprint : Alain Mimoun franchit en vainqueur la ligne d’arrivée du marathon aux J.O de Melbourne en 1956.

 

Soixante-sept ans après, le diable de marathonien jaillit comme une momie excédée de l’amphore.

Ravagé de rictus, tous membres tordus, les dents accrochées au vent, il écrabouille en cadence le sol sous des pieds tout en os.

Quelle énergie rageuse ! Quel défi à la pesanteur ! Quelle grimace au bon sens ! Quelle bagarre contre l’air mou qui pompe vers la mort les corps bas du cul ! 

 

 

Raccourci : bondis hors du caveau des langues et fonçant dans des phrasés accélérés, quelques-uns tentent de coiffer à chaque fois sur le fil, par leur course rythmique, le retour des pensées cliché et la coagulation chromo des images.

 

Poètes : sprinters ! coureurs de fond ! recordmen en souffles !

Rimbaud semelles de vent ! 

Maïakov

                         ski tout schuss dans l’escalier du vers !

Pound en ULM dans les azimuts !

Cendrars transsibérien !

Denis Roche énergumène rythmique !

Heidsieck haletant !

 

Etc. : violangues ! babils ! zaoums ! glossolalies ! ouissances ! 

 

*

 

22/03 [dossard 13]

Mimoun immobile à grands pas                  1956, Melbourne                

plantés sous genoux sépia

tressuant de gloire en une 

de Miroir-Sprint (aucune

aura n’aura tordu d’extase

sportive aussi fort mon boyau) écrase

au sol ses pointes rase-motte

et crie : le monde ? à ma botte !

 

sa maigreur de fellah du fond

de l'amphore hop ! d’un bond

d’ascète comme la momie sèche

sort à chaque foulée et bêche

du tarse hop ! hop ! la terre  :

au galop, messager d’enfer ! 

 

l’os des coudes cambré / deux crocs

100% vernis libido

plantés aux fesses 

fuyantes de la vitesse /

le carton des joues mâché

par le rictus du corps entier /

le 13 à son poitrail annonce :

saisis ta chance et fonce !

 

rien ni le peu d’O ni l’époumonant

gaz carboniquant ni l’acidifiant

au triceps suintement urique

ni boum boum boum la mécanique

cardio myotatique et Zatopek

aux fesses en casquette tchèque

ni même ADN ou fatum aux dé

faillances ô gens sans éternité

nous vouant — non : nul écrasement

n’aura eu raison de ses semelles de vent !

 

Mimoun hémérodrome au pied

léger crevant l’écran de papier                              

c’est loin ? non ! : sous les vivats

l’œil noir pleure en moi sa joie

 

O O O O O ! cinq anneaux  

parmi le boucan des micros !

 

et boum en bas son bras

mort comme celui de Marat

tombe au bord de la vasque en sel

de sueur sous l’ovation de l’arc-en-ciel

 

*

24/03 [les héros]

 

Les légendes du sport (des champions — surtout cyclistes) et celles de la littérature (quelques poètes excentriques) ont longtemps rivalisé dans ma tête. Jamais cessé de me demander où se rencontrent ces passions, ce qu’elles ont en commun.

La base : l’animal humain ne supporte ni son assignation à la biologie (sa nature), ni son assignation au symbolique (socialisé).

Un poète ne se satisfait pas des représentations que son époque lui propose comme monde. S’il écrit, c’est pour y échapper. Certains l’ont fait : « horrible » travail. Ce sont des champions, des héros.

D’autres s’occupent plutôt du corps, des limites que lui impose le programme biologique. Ils s’activent à les défier : entraînements inhumains, régimes ascétiques, médications savantes, chimies borderline, effort assidu de « dépassement de soi ».

Eux aussi sont des héros, des poètes (des ré-inventeurs de leur anatomie, des inventeurs d’eux-mêmes).

 

*

27/03 [home cinéma : western confort]

 

En fin de carrière, Howard Hawks pense : « les westerns, ça va bien comme ça ! ».

Lui reste à filmer le plaisir d’en avoir fait : Rio Lobo (1970) feuillette les albums de plateau de précédents tournages.

Tout est en roue libre. Le train patine dans la graisse. Les chevaux trottinent en rêvant d’écurie. Les mauvais garçons (mal rasés) doivent grimacer fort pour faire concerné. Une paresse aimable empâte la façon qu’avait Hawks, naguère, de faire comiquement crépiter les dialogues4.

Le colonel McNally vient d’être démobilisé. C’est John Wayne, coucou ! Il incarne la retraite : celle de son personnage, la sienne propre5, celle de l’Ouest dit « sauvage », celle de l’âge d’or hollywoodien.

Mécanique (démarche) et bonhomme (yeux plissés d’amusement), l’acteur donne le tempo. Une jeune dame venue se coucher près de lui pour se réchauffer sans penser à mal sous la nuit étoilée lui glisse qu’il est confortable. On peut dire la même chose du film : tout confort (troisième âge, grassouillet, attendri, rembourré de souvenirs). 

Wayne, non stop, sourit d’aise. Pour lui, les choses sont jouées. Il regarde trois ou quatre jeunot.e.s s’escrimer à prouver leur savoir-faire.

Le décor est ostensiblement un décor : petit musée des bâtisses, véhicules, uniformes, outils et armes du western classique — celui d’avant Rio Bravo.

Attaque de train, forcément. Un gang rançonne une ville, évidemment. Bisbilles normales entre Sud (gris bouillie) et Nord (bleu poussière). Mais la guerre est finie, gendarmes et voleurs jouent à cache-cache derrière des cactus photogéniques.

À chaque détour, l’action nous murmure : « on s’est déjà vu, tu me reconnais ? ». C’est le cas, en effet. On est gentiment reconnaissant à celui qui mène cette action de résumer en deux heures pas fatigantes tant d’heureux moments passés devant les westerns héroïques (Ford, Walsh, etc.).


1 Cf fatrasies, limericks, nonsense verses, etc.
2 Avec moi : mon ami Yves R., le futur Hervé Hamon (Les Intellocrates, Besoin de mer, Toute la mer va vers la ville, etc.).
3 Via Jean-Marc Huitorel et Dominique Marchès.
4 Du temps de L’Impossible Monsieur Bébé.
5 Déjà très malade, en route pour ses tout derniers films (il meurt en 1979).